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Allocution de remerciement pour le Prix Grinzane Cavour  pour la lecture

 

Mesdames, Messieurs les jurés,

                        Cette méditation littéraire à propos de ce prix

                                               Qui m’est décerné, en cette année 2006, à TURIN.

 

1.—Coïncidence que je n’interprète pas comme un simple hasard, alors que, en cet hiver new –yorkais, j’écris sans discontinuer un récit sur mon enfance,

Cela a été, dés le début, le souvenir de ma toute première lecture, trace ineffaçable.

Je me souviens donc de ce premier livre que j’ai dévoré d’un trait, à l’âge de 5 ans, il me semble. Ce premier livre qui me faisait pleurer sans m’arrêter. Je garde en mémoire la volupté de ces pleurs, et même de mes sanglots. Ma mère s’est précipitée hors de sa cuisine pour m’arracher à ce livre : en vain, je ne voulais pas m’en séparer ;l il me fallait le lire d’un trait, me nourrir des malheurs du petit garçon, héros de « Sans Famille », le roman d’Hector Malo

qui me donnait ce plaisir trouble, non  vraiment de la compassion, mais plutôt d’un étrange dédoublement. Je me vois en effet allongée , à plat ventre, au creux du grand lit des parents, comme dans un nid, abritée au plus profond de la chaleur familiale et je vivais en même temps la vie si  émouvante du  petit héros abandonné….

Rêve et réalité accouplés ainsi, est-ce à la fois l’égoïsme et l’altruisme de l’enfance privilégiée, ou plus simplement le tout premier exercice de l’imagination qui s’envole ? Irisation du rêve qui scintille et risque à chaque seconde de s’évanouir en fumée?

 

 

 

La lecture pour l’enfant ne serait-elle qu’un jeu solitaire, autonome et qui  le

délivre du monde et des autres, les adultes ? J’y verrais plutôt le tout premier contact d’une sensibilité, d’une générosité de l’âme enfantine qui participe dans le silence d’une lecture avide, à  l’ivresse d’une obscure contagion : ses

yeux, de gauche à droite, vont de plus en plus vite d’une ligne à l’autre, ses doigts tournent chaque page avec fièvre ; ce lecteur, même si précoce, se sent

peu à peu en état de  fusion, de  participation qui lui ouvre quel royaume incertain, ou à vif, à risques… Mystérieusement  parfois et de très loin, cette magie de la lecture, cet abandon du plus profond de soi pour un vaste horizon inconnu mais divers, c’est  la quelquefois le début –incertain-- d’un chemin qui mènera  parfois à l’acte d’écrire.

L’enfant n’est plus enfant : il écrira quoi, il écrira par énergie, simplement pour écrire, pour s’écrire ou pour inventer, pour….. La quête aura déjà commence, fertile ou difficile. Mais le premier signe incertain, indicible, informe d’une émotion mènera ce premier lecteur a des ratures,  mots sans suite, des traces qui, une fois sur mille, et par obsession, deviennent de « l’écriture », c'est-à-dire quête de soi, et des autres ou de la nuit ; un lent déchiffrement.

 

 

                                                                &

 

 

2.—Marcel Proust, il y a presque un siècle déjà, qualifiait la lecture—et plus précisément celle à laquelle s’adonne l’enfant solitaire— un enfant qui lui ressemble—de « vice impuni ».

Son texte célèbre « Sur la lecture » a été écrit comme préface à la traduction qu’il a faite du livre de l’auteur anglais Ruskin « Sésame et le lys », ou ce dernier veut encourager la création de bibliothèques. Pour l’auteur anglais— qui, rappelons-le a été le vrai introducteur, pour Proust, de la beauté inégalable de Venise--, la lecture est une conversation sans limites et sans frein avec  les hommes  plus sages et plus intéressants que ceux que nous pouvons avoir l’occasion de rencontrer.

 

Mais Marcel Proust ajoute peu après une réserve : » Ruskin, dit-il, n’a pas cherche à aller au cœur même de l’idée de lecture ! »

 

Autrement dit, les livres ouverts comme une conversation imaginaire et infinie dans laquelle on entre en ombre attentive, certes, forment évidemment l’esprit des jeunes lecteurs, leur ouvre l’espace multiplié des autres vies parallèles. Mais « l’idée de lecture », l’état de passion du lecteur et de son abandon, le bouillonnement intérieur de celui qui, dévorant des récits de vie, d’actions, de malheurs et de rires des personnages, à l’autre bout de la terre, ou du passé qui ressuscite, n’est-ce pas dans cet abandon même, dans cet oubli de soi que le vertige  pointe, que, s’il y a « vice »,-- excès, dérive?-- il demeure « impuni » ?

 

 

 

Marcel Proust passe ensuite en revue les différents types de lecteurs, et donc de lectures. Ainsi, nous dit-il, « les plus grands écrivains se plaisent dans la société des livres et il ajoute cette remarque si heureuse que :

« si la lecture est une amitié, dans la lecture, l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première !

 

--« Que de fois,  continue Proust  vers la fin de sa longue méditation sur la lecture--dans la Divine Comédie, dans Shakespeare, j’ai eu cette impression d’avoir devant moi…un peu du passé, cette impression de rêve qu’on ressent à Venise sur la Piazetta devant ses 2 colonnes de granit gris et rose qui portent sur leurs chapiteaux grecs, l’une le Lion de Saint Marc, et l’autre, Saint Théodore foulant aux pieds le crocodile »….

 

 

 

La phrase proustienne continue à se déployer en longue arabesque finale au dessus de la Piazetta, transformant ce texte sur la lecture en écriture  enroulant ses cercles multiples de la mémoire.

 

 

                                                           &

 

 

3—Mais puisque nous serons ensemble à Turin, c’est avec une ombre aussi grande que celle du romancier français, mais combien plus tragique et plus douloureuse, que je voudrais terminer mon évocation : à savoir avec PRIMO

LEVI et son premier livre si grand par la déchirante relation autobiographique

qui est «  Se questo e un uomo «  ( « Si c’est un homme… »)

Or,  le chapitre 11, intitulé « le chant d’Ulysse » est sans doute moins terrible que les passages précédents, mais dans cet univers terrible du camp d’Auschwitz, intervient un épisode qui montre la force et le pouvoir de la poésie

qui soudain transcende l’état d’invraisemblable cruauté de cet univers.

Lévi , en compagnie d’un jeune Alsacien francophone, va chercher la marmite de soupe : promenade courte, donnant lieu à une conversation émouvante, car Jean, son compagnon dans le laboratoire de chimie, désire apprendre la langue italienne. Le narrateur lui donne , au cours de la promenade, sa première leçon. Il choisit de lui réciter un passage de l’Enfer de Dante et de le lui traduire.

Dans ce froid terrible d’octobre 1944, le narrateur/auteur, lecteur donc de Dante, se met à réciter les passages qui  remontent à sa mémoire. Et voici Primo Lévi –en état plutôt incertain de survie--qui redécouvre et livre à son ami son trésor :

       Il lui explique qui est Dante, « quelle chose » est la Divine Comédie, comment, selon Dante,  est distribué l’Enfer, comment Virgile représente la raison, et Béatrice la théologie,

Alors les vers remontent, et, nous dit Primo Levi, alors que  Jean est très attentif, « je commence, lentement :

                               «  Lo maggior corno della fiamma antica

                                 Comincio a crollarsi mormorando,

                                  Pur come quella cui vento affatica.

                                 Indi, la cima in qua e in là menando

                                 Come fosse la lingua che parlasse

                                  Mise fuori la voce, e disse: Quando… »                                                     

 

Mais il faut traduire : "Désastre ! s’exclame le narrateur : pauvre Dante et pauvre langue française !" Jean pourtant cherche à comprendre ; il comprend. Il admire la bizarre similitude des deux langues….

Mais après « quando ». Voila que Primo Lévi a un trou de mémoire ! D’autres vers lui reviennent, en  morceau : il reprend :

 

                       Ma misi une per l’alto mare aperto,

Et les voilà tous deux à discuter de « misi me » qui ne peut  être rendu par « je me mis », il faut des mots plus forts, avec plus d’audace dit-il; quand à cette « alto mare aperto », jean, lui, a voyagé en haute mer, il sait comment l’horizon se dégage. Les deux hommes, ramenant la soupe croient déjà sentir l’odeur de la mer…. Et Primo Lévi qui soupire : il est sûr que « mare aperto » va rimer avec « con deserto »….Et il explique l’importance du voyage d’Ulysse, « « le voyage téméraire » qui l’a mené des colonnes d’Hercule pour tenter de le ramener jusqu'à Pénélope.

Mais il est tard ; les deux détenus arrivent à la cuisine. Lévi constate  que grâce à la force de la poésie :

                « ho dimenticato chi sono e dove sono »

 « J’ai oublié qui je suis et oû je suis ! » remarque-t-il en l’attribuant

aux vers de Dante. Ainsi, dans ce terrible froid, démunis tous les deux et incertains de pourvoir survivre, Primo a tout de même initié, grâce à sa lecture orale et de mémoire, son compagnon à  la richesse de la Divine Comédie, dont les vers soudain clamés peuvent à leur tour dépeindre ce présent du camp nazi…le jeune Alsacien a écouté, a participé, a  eu envie de boire cette richesse : lecture donc orale, mais développée en dialogue de survie des deux hommes qui, grâce à Dante et par l’intercession de Dante; puis d’Ulysse, oublient leur enfer présent par cette transfiguration  qu’opère  Primo Lévi.

 

                                                   &

 

C’est par cet hommage au grand écrivain, citoyen de Turin et homme d’exceptionnel engagement que je veux terminer mon adresse

« Si c’est un homme, si c’est une femme… »  commence ainsi le poème cité par PRIMO LEVI. A son exemple, lire, dirai-je, et relire les grands textes, pas seulement du passé, mais de notre temps si dramatique d’aujourd’hui, ce n’est pas seulement lire, ce n’est pas seulement dialoguer en amitié avec des ombres absentes, mais immenses, lire, comme Primo  Lévi et en partageant, c’est ne jamais désespérer.

 

 

                                                                Assia DJEBAR

 

                                                                       --New York— 9 décembre 2005