Home
Up
First Novels, 1957 - 1967
Cinema, 1978 - 1982
Novels, 1980 - 1995
Violent Algeria, 1990's
Novels, 1995 - present
On Assia Djebar
University Studies
Biography
Bibliography


Filles d’Ismaël dans le vent et dans la tempête

 

Préface pour Filles d’Ismaël dans le vent et la tempête

Drame Musical en 5 actes et 21 tableaux
(d’après les chroniques d’Ibn Saad et de Tabari)

 

 

« [Aïcha] C’est une ombre, droit, diaphane et chantante, une ombre qui pourrait être Aicha, qui reconstitue, presque chaque seconde de la mort lente et paisible de l’Envoyé de Dieu :

[…]

Et elle termine, avant de sangloter :

            J’ai compris qu’il voyait encore

                        L’Archange Gabriel, puis…

            J’ai posé la tête du Messager sur l’oreiller ! »

 

Aïcha a vraiment dit ces paroles : c’est la vérité historique. Que celles-ci, rapportées par une chaîne de transmetteurs et transmettrices, reprises par les chroniqueurs, Ibn Saad et Tabari,  – qui ont été mes sources – , que ces paroles, donc, de Aicha, à l’instant crucial, soient restituées ici en Chant, c’est là ma seule convention.

            Je l’ai imaginée ainsi, cette Lalla Aïcha, « mère des Croyants », par tendresse envers elle : elle me paraît si émouvante, en cette circonstance et je désirais faire communiquer à la fois sa vulnérabilité, et pourtant son rôle si grand pour la récente communauté de l’Islam, en cet instant où le Fondateur disparaît. […]

J’invite donc ici à revivre cette origine de l’Islam: le Messager de Dieu, quittant ses fidèles (quelques mois après avoir, dans son dernier discours, demandé presque avec angoisse, devant des centaines de milliers de Croyants et Croyantes : « ai-je bien délivré le Message ? »), disparaissant donc ; et il est loisible – collectivement, dans ce théâtre de l’«India» à Rome, ces soirs d’automne 2000 – de revivre ce moment de rupture, de deux façons : soit yeux fermés pour mieux écouter les proches, femmes et hommes dans leur douleur et leur désarroi – les écouter chanter en italien, pourquoi pas, le message islamique se veut universel – , soit au contraire en regardant de tous ses yeux les chanteurs/acteurs qui nous aident dans cette reviviscence, vivant à leur tour intensément la tristesse, l’émoi, le bouleversement des fidèles, comme de tout le peuple de Médine, à la mort du Fondateur. […]

            Une autre figure, plus complexe, plus passionnée que l’épouse dite « préférée », est Fatima, la fille de Mohammed… Juste avant la mort paternelle, lorsque l’inquiétude de sa maladie la fait se présenter devant nous (elle rejoindra la chambre des femmes où, alité, Mohammed souffre et s’affaiblit) ; elle évoque ses trois sœurs mortes – elles qui, avec Khadidja, leur mère, avaient fait face aux persécutions du Prophète, durant les années mecquoises.

            Fatima, figure élégiaque d’abord, va ensuite – à partir de l’acte IV – , s’éployer en figure de colère, de revendication hautaine et implacable pour au dernier acte, atteindre sa dimension tragique : oui, Fatima est bien l’Antigone de l’Islam – la sacrifiée, mais justement parce qu’elle est seule, dès le début de la « solution » politique de la succession du Fondateur, à dire « non » : non au premier Calife, non à tous les anciens Compagnons qu’elle harangue en pleine mosquée. 

                                                                                    Assia Djebar, Paris, le 30 juin 2000

 

 

Mireille Calle-Gruber, extraits du chapitre « Filles d’Ismaël… Filles d’Agar… » du livret-introduction à Assia Djebar, bientôt à paraître en 2006

 

            Comment cheminer sur la difficile ligne de crête où l’émancipation des êtres, des femmes surtout, tente de s’affirmer indissociablement de la tradition de l’Islam, et où la pluralité des voix joue à plein dans l’écoute mais aussi dans la réinterprétation critique du Livre ?

            C’est avec l’écriture d’un roman Loin de Médine, et deux livrets d’opéra Filles d’Ismaël dans le vent et la tempête et Aïcha et les filles d’Ismaël, qu’Assia Djebar relève le défi, portant au point le plus incandescent une pensée questionneuse qui n’aura cessé d’innerver ses récits. Tous trois, livre et livrets, commencés à l’enseigne de « Filles d’Ismaël », ont pour issue un long poème épique « Filles d’Agar, dit-elle »:

 

            « "Filles d’Agar", dit-elle

dit toute femme dans le désert d’Arabie

qu’elle soit rebelle, qu’elle soit soumise à Dieu,

 

"En quoi suis-je, en quoi sommes-nous toutes d’abord

filles de l’expulsée, de la servante la première accouchée, et, pour cela, abandonnée ?" » (Loin de Médine, p. 303)

 

            Choisir d’être « filles d’Agar », c’est choisir la marche inlassable, le va-et-vient, le feu des questionnements. C’est aussi choisir contre les fils d’Ismaël qui sont les tenants d’un « héritage noirci, sarments pour nul flamboiement » (p. 304) C’est aller contre eux, les fils déjà si sûrs de leurs anecdotes, « "eux" [qui] vont faire écran à ce passé rougeoyant de vie » qu’est le premier islam non-dogmatique non-dominant. C’est refuser de « durcir la pâte encore en fusion », refuser de « transformer la peau et les nerfs des sublimes passions d’hier en plomb refroidi… » (p. 300)

            Le titre Loin de Médine prend alors tout son sens : décider de quitter Médine, c’est dire non à un certain Islam qui s’institutionnalise, se formalise, qui déshérite les femmes ; c’est revendiquer l’hégire primordiale – le prénom arabe Agar/Hajar est de même racine que « hégire » –, retrouver « le vent, le vertige, l’incorruptible jeunesse de la révolte ! » (p. 301)

 

            La narration d’Assia Djebar est cohérente : elle chante la geste des Exils, le retrait au désert comme gage de ressourcement ; elle opte pour la fidélité au premier Islam dont elle fait de Agar-au-désert et de la source jaillissante les figures emblématiques ; elle exhausse l’héritage coranique par les femmes comme le seul possible, loin du pouvoir séculier de Médine.

            Davantage. La narratrice marque ainsi sa décision de prendre la relève par la poésie : elle inscrit son livre dans la lignée des passeuses en cueillant le double héritage de Fatima la fille du Prophète, et de Aïcha son épouse. Avec Fatima, elle assume la parole de la contestation ; avec Aïcha, la parole de la transmission. Retrait et relais : ce sont les deux versants de l’Islam. L’écrivain s’efforce de maintenir la présence de cette polarité des voix féminines dans la relecture qu’elle fait de la parole révélée. A celle-ci, elle redonne souffle, rythme, accentuation des voix qui déplace l’interprétation, poussant du pied de la phrase prosodique le sens jusqu’ici entendu. Assia Djebar ne cherche pas à faire du roman historique costumé, ni à développer quelque spéculation cérébrale : depuis l’intérieur des mots réhabités par le corps-citant, elle met en œuvre le processus d’une intelligence à l’épreuve de la traversée des langues, où, variant l’énonciation sur tous les tons, elle fait surgir des liens de sens inédits.

            Ainsi, dans la langue française toute sonore de l’arabe, elle cherche à donner forme à cette recherche de vérité qu’elle entreprend, revenant aux textes d’avant le Coran, aux chroniques des historiens du premier Islam : Ibn Hicham, Ibn Saad, Tabari. S’ouvre dès lors, avec Loin de Médine, un espace singulier d’écriture : où la narratrice fait fonction de témoin littéraire. Tout comme pour le politique, la critique du dogme religieux passe, pour Assia, par l’élaboration d’un art poétique. C’est sur la seule foi des textes qu’elle fait droit à ce qu’elle nomme d’entrée « ma volonté d’Itjihad » – le mot, dérivé de « djihad » qui est « lutte intérieure, recommandée à tout croyant » (Loin de Médine, p. 6, je souligne), désignant l’effort intellectuel vers la vérité.

 

2

« Filles d’Agar », dit-elle

 

 

« Filles d’Agar », dit-elle

                             dit toute femme dans le désert d’Arabie

qu’elle soit rebelle, qu’elle soit soumise à Dieu,

 

« En quoi suis-je, en quoi sommes-nous toutes d’abord filles de l’expulsée, de la servante la première accouchée, et, pour cela, abandonnée ?

 

Oui, d’abord descendantes de celle qui va et vient entre Safa et

   Merwa, avant de nous savoir filles d’Ismaël,

Lui qui, vingt ans après, attendra son père, pour répudier, sur son

   Injonction, sa première épouse, pour garder sa seconde, son père

  Le conseillant encore,

  Abraham qui l’a abandonné, lui et Agar, sur l’ordre de Sarah.

 

2.

 

  Filles d’Agar, nous avons été, nous serons une seule fois expulsées à

     travers elle, Agar – ou plutôt Hajjar d’avant l’hégire, Hajjar

    l’insolée.

    et depuis, dans un désert de la vie entière, nous allons et venons,

    nous dansons, nous nous affolons,

    toujours entre la première et la seconde colline ! »

                                     

(p. 304)