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Oran, langue morte, Actes Sud, 1997

Oran, langue morte, Babel, 2001

French Reviews, Reviews in French

 

Lise Gauvin « Dans l’encre de l’effroi, Oran, langue morte », Le Devoir, 17 mai 1997 :

 

Après Le Blanc de l’Algérie (1995), dédié au souvenir de trois amis assassinés, et après Vaste est la prison (1995), roman voué à la patiente reconstitution d’une civilisation disparue, Assia Djebar livre dans Oran, langue morte une suite de nouvelles et de récits dont la facture et le ton rappellent les admirables scènes d’un précédent recueil intitulé, d’après le titre d’une toile de Delacroix, Femmes d’Alger dans leur appartement. A cette différence près que les femmes de ce nouveau recueil, se promenant désormais à visage découvert, sont devenues les cibles de l’intolérance, à cause de leur savoir et de leur métier.

 

Nouvelles de l’entre-deux que celle d’Oran, langue morte, inspirées par le tragique d’un quotidien se situant sur une frontière impossible à tracer entre vie et trépas, exil et retour, colère et tendresse, comme entre la France et l’Algérie, ces pays aux destins inexorablement liés.

 

Ici l’écriture ressemble à un murmure à demi-silencieux, puisque les paroles mêmes se sont tues, interdites : « Je pars car je ne veux plus rien voir, Olivia. Ne plus rien dire : seulement écrire. Ecrire Oran en creux dans une langue muette, rendue enfin au silence. Ecrire Oran ma langue morte », déclare l’une des narratrices, Cette langue muette, c’est celle du désir qui malgré tout persiste à se faire entendre, sur fond d’horreur et de stupéfaction.

 

D’un récit à l’autre, la mort, pour être familière, n’en paraît que plus absurde et scandaleuse. Telle cette femme assassinée par de faux médecins dans la chambre d’hôpital de son mari. Ou cet intellectuel que l’on massacre au moment où il rentre calmement chez lui en tenant son petit-fils par la main. Ou encore cette enseignante exécutée au moment où, nouvelle Schéhérazade, elle tente d’inventer avec ses élèves la réécriture d’un conte des Mille et une Nuits.

 

Mais fort étrangement, ce qui ressort de l’ensemble, c’est moins l’atmosphère de cauchemar que la tendresse que les diverses narratrices arrivent à faire passer dans des récits qui, écrits à la première personne, adoptent le plus souvent le ton de la confidence, voire du chuchotement. La langue morte qu’essaient de retrouver ces narratrices est celle d’un alphabet perdu, analogue à celui dont il était question dans Vaste est la prison : héritage cette fois non plus des signes inscrits sur la pierre mais des avancées du désir et de la passion, d’autant plus troublantes qu’elles doivent se cantonner dans l’inachevé, l’inaccompli, le précaire.

 

Les choses dites participent elles-mêmes de ce mouvement jamais arrêté, fugitif, de ces scènes tissées au fil d’une écriture qui a choisi de faire voir plutôt que d’expliquer ou de juger. L’angoisse qui en émane devient intolérable, comme épousant le rythme même de la phrase, ses ellipses et ses sous-entendus.

 

Comment parler de la guerre, de l’horreur, sinon en en dévoilant les effets sur les survivants ? Sinon en tâchant de dire ce « monde muet » des femmes cherchant une langue « où faire déposer, cacher, faire nidifier leur puissance de rébellion et de vie dans ces alentours qui vacillent ».

 

Oran, langue morte peut ainsi se lire comme une longue réflexion sur l’écriture, seule apte à entretenir le dialogue avec les disparus, seule capable de garder en mémoire les instants privilégiés vécus en leur compagnie. Histoires de deuil donc que celles-ci, mais histoires d’amour également, car écrire l’amour, c’est peut-être après tout l’unique façon de le faire échapper à la langue morte de l’oubli. « Les paroles, constate la romancière en fin de parcours, posent jalon, avec la rage, la peine amère, et la goutte de lumière à recueillir dans l’encre de l’effroi. »

 

 

 

 

« Les racines du mal algérien » Oran, langue morte Jean-Noël Pancrazi, Le Monde, mai 1997

 

Au cours de l’une des nouvelles composant Oran, langue morte, Assia Djebar se demande de quelle nature est la pulsion qui la pousse à continuer « si inutilement, si gratuitement, le récit des peurs, des effrois saisis sur les lèvres de tant de ses sœurs algériennes, alarmées, expatriées ou en constant danger ».

 

On a envie de lui répondre que, depuis La Soif, où elle tentait déjà de démêler les racines de la violence algérienne, elle est portée par un même courage, et par cet extraordinaire don d’empathie qui l’amène, aujourd’hui, à se glisser au plus près du corps, du cœur des femmes résistantes et condamnées par l’ « idéologie » intégriste.

 

Refusant le ton du pamphlet amer, de la dénonciation frénétique, elle est simplement, de l’intérieur – extrême sobriété des annotations, densité presque tranquille de la phrase, à peine traversée, parfois, par quelques vibrations indignées – cette femme qui, dans une longue confession à son amie Nawal (dont le corps a été déchiqueté, quelques mois auparavant, par une bombe placée dans une voiture), raconte sa vie clandestine à Oran. Cette femme, dont la stratégie est de changer de nom chaque jour, de casser sa voix ou même de modifier l’accent, le rythme de son dialecte, pour ne pas être reconnue, s’exhorte sans cesse de ne plus avoir peur et devient presque indifférente au regard soupçonneux d’un « barbu » intégriste qui, face à elle, dans un jardin, lui semble lui contester un instant de halte, sa dernière place au soleil.

 

Parce qu’elle sait que, tôt ou tard, elle va être tuée en laissant à peine, d’ailleurs, « une trace d’histoire », et qu’elle n’a plus le temps de se mentir à elle-même, elle se sépare de son mari, rompt toutes les entraves avec son ancienne existence et, dans son défi de plus en plus solitaire, ne cherche même pas à maintenir le lien qui l’unissait aux autres femmes démocrates. C’est bouleversant de dignité lucide, de calme à peine douloureux.

 

Même calme, même dépassement, comme anticipé de toutes les souffrances chez cette autre femme qui, dans « L’attentat », sait qu’elle n’arrivera pas, l’espace d’une dernière nuit, à convaincre son mari de ne pas publier l’article plaidant pour une école de la modernité contre l’obscurantisme des intégristes et qui le perdra. Jamais on n’avait raconté le déroulement d’un attentat avec une telle précision fantomatique, donné une telle impression du « temps sans conscience » de ce qui se passe réellement, de ces quelques secondes d’ « irréalité démente » où l’on ne veut pas voir que celui que l’on aime ne respire déjà plus à côté de soi.

 

Mais le sang sèche vite sur les trottoirs d’Oran, cette ville de l’« oubli sur l’oubli » devenue une langue morte à force de funèbres ressassées. Car la principale souffrance qui traverse le livre est le constat, découragé, terrible, fait par Assia Djebar que l’Histoire se répète presque telle quelle, que la violence avant l’Indépendance est la même que celle d’aujourd’hui, que les innombrables victimes de la guerre de libération n’auront servi à rien, que la mort revient en Algérie par grands cercles de mélancolie : à peine les forêts de l’Ouarsenis ont-elles été reconstituées, ces dernières années, qu’à nouveau elles sont incendiées au napalm.

 

Quand la narratrice musulmane de la première nouvelle revient, trente-trois ans plus tard, à Oran, en quête de son enfance, le hurlement qu’elle se souvient avoir poussé en apprenant, un matin de février 1962, la mort de ses parents de l’OAS fait écho à celui du petit garçon qui, aujourd’hui, dans le couloir du même hôpital crie « Assassins ? » vers les tueurs intégristes qui ont décimé sa famille. Pour Assia Djebar, qui ne se laisse jamais aveugler par les folklores unanimistes ou par les velléités d’amnésie collective, les barbares restent les mêmes, se passent secrètement le relais à travers les années, changent simplement de slogans et d’aspect. Dans « Le corps de Félicie », une vieille femme se souvient qu’au cours des fêtes de l’indépendance, où elle avait failli elle-même perdre la vie, ont été exécutées, non seulement des Européens égarés parmi la foule, mais aussi des Tlemcéniens qui avaient le seul tort d’avoir le teint plus clair et une allure occidentalisée ; à peine les partisans de l’OAS étaient-ils partis que ressurgissaient leurs esclaves d’hier, leurs pseudo-ennemis qui exhibaient leur « museau de loup » et, se présentant comme des maquisards, se livraient en fait à une épuration de petits voyous.

 

Rien, nous dit aussi Assia Djebar, ne semble devoir changer la relation accouplement-affrontement entre la France et l’Algérie. L’Histoire continue à miner les « sphères privées », y à déposer l’ombre d’une lointaine « dette obscure ». Dans « Annie et Fatima », qui émeut par son fatalisme tendre, une jeune amie française, Annie, arrive en Algérie dans l’espoir d’y rencontrer enfin sa fillette qui, quelques années auparavant, lui a été enlevée par son mari Idir ; elle a appris le berbère pour pouvoir communiquer avec la petite Fatima, mais la longue phrase qu’elle a préparée est inutile car la fillette, murée dans une distance inculquée et presque hostile, sous le tchador noir qui lui tombe sur les épaules, l’écoute à peine et rejette d’avance cette mère de passage qui n’observe même pas le jeûne musulman.

 

C’est cette impossibilité du dialogue qui, au fil des pages, devient la hantise d’Assia Djebar, comme si l’Algérie était désormais un grand corps plongé dans un coma profond, à l’image de cette femme inconsciente, en train de mourir et à laquelle son fils, attendant qu’elle lui revienne, évoque dans le silence d’une chambre, la beauté d’un pays qui aurait pu être heureux, parlent pendant des jours et des jours sans parvenir à éveiller en elle la moindre lueur de conscience.

 

Et Assia Djebar – c’est un autre courage que de s’interroger avec honnêteté sur la fonction même de l’écrivain – en vient à douter de la vertu de la fable, du pouvoir de la fiction qui, « tourbillonnant, ivre, autour du désastre, comme une danseuse hagarde », s’avère impuissante à transcrire et à épuiser la réalité malheureuse, à combattre toutes les figures possibles du fanatisme : quel mot pourra jamais faire reculer le dément qui attaque, se demande-t-elle. Seuls l’incantation, le chant poétique pourraient peut-être redonner un souffle d’espoir à toutes les femmes asservies ou menacées qui vacillent telles des colombes tristes, sous le « rose sacripant » du ciel d’Algérie que célébrait Francis Ponge.

 

C’est cette recherche d’une langue adéquate où elle pourraient incarner leur puissance de rébellion, cette ardeur inquiète que l’auteur met à accompagner et à soutenir leur marche tout en luttant contre sa propre tentation du silence, qui rendent si juste, si nécessaire, ce livre d’Assia Djebar qui, dans sa discrétion ferme, est une belle arme contre la dictature intégriste.

 

Hubert Nyssen, « Assia Djebar, La Rébellion et la vie » La Gazette d’Actes de sud, Mars 1997 :

A la fin de son nouveau livre, Assia Djebar écrit que, « dans la tourmente et la dérive actuelles, les femmes cherchent une langue: où déposer, cacher, faire nidifier leur puissance de rébellion et de vie dans ces alentours qui vacillent. »

 

Cette langue, le livre la fait entendre. Des nouvelles, des récits et un conte se succèdent, en effet, comme autant de mouvements dans une oeuvre symphonique. Par quoi Assia Djebar, dans l’élan de tant d’ouvrages parus en une trentaine d’années, s’attache à exprimer, sur un fond de paradis perdus, et dans sa terrible quintessence, la violence que connaît l’Algérie depuis de longues décennies.

 

Plusieurs thèmes sont tresses qui composent les motifs de l’ouvrage: le thème des origines car on découvre ici, dans leur intimité, des groupes, des familles, leur héritage, le bouleversement de leurs coutumes et habitudes, l’usage de leur langue et jusqu’à la manière dont elle est parlée; le thème de la mémoire avec la présence incessante de la tradition malmenée par les événements; le thème de l’imaginaire berbère; et cet autre thème, le poids de la conscience, que manifeste l’implication de l’écrivain dans ses récits.

 

Mais surtout et avant tout, Oran, langue morte, constitue, au sens littéraire le plus plein, une oeuvre tragique où l’esthétique et la réalité n’ont pas la moindre complaisance l’une envers l’autre.

70ème Congrès de l’Acfas, n° 61 : Enjeux féministes : formes, lieux, pratiques et rapports de pouvoir, Bergeron, Elise

La femme en morceaux d'Assia Djebar

 

Au cœur du recueil de nouvelles Oran, langue morte, se trouve un conte mis en abîme dans un autre conte, si ancien qu’on dit qu’il vient des Mille et une nuits. Avec « La femme en morceaux », Assia Djebar se réapproprie la parole de la grande conteuse Shéhérazade, entrelaçant plusieurs niveaux narratifs, fidèle ici à la structure des contes arabes mythiques.

 

Grâce à une écriture érotique qui, à l’époque des Mille et unes nuits, signifiait déjà un acte de rébellion envers «la piété ostentatoire des élites traditionnelles» (Tager), Djebar reconstruit ce « tangage-langage » (Leiris) dans lequel éros et thanatos se dissocient ou se confondent, se définissent et s’opposent.

 

Le pouvoir découlant de ce nouveau langage, de cet érotisme, sera donc le sujet de notre communication, et nous nous attarderons à en cerner l’idée de transgression (Bataille), mais une transgression toujours en mouvement qui ne chercherait pas à recréer un nouvel ordre dominant. Subversive, la voix de Djebar qui se veut libératrice de la parole des femmes algériennes, ressurgira de la tombe où on l’avait enfouie, tout comme le corps de la jeune femme du conte émergera du Tigre : « Un corps coupé en morceaux » (Djebar).

 

Envoyez vos commentaires à:

 

« Algérie : la vie malgré tout », signed D. Br.  23 juin 1997

 

Assia Djebar avait mis la Méditerranée entre elle et son pays déchiré. Universitaire, cinéaste, écrivain, elle vivait à Paris, elle vivait aux aguets des nouvelles de là-bas, de chez d’elle, d’Algérie […] Elle vient de choisir d’ajouter encore à l’exil. Depuis quelques mois, elle dirige le département d’études francophones de Bâton Rouge, en Louisiane, aux Etats-Unis […]

 

Ecrire le mieux possible

 

Cet éloignement n’est pas un abandon, ni une tentative d’oubli. Laquelle serait immanquablement vaine. Assia Djebar tente, en poursuivant son œuvre, de vivre ce qu’a défini l’Africaine du Sud Nadine Gordimer lors de son discours de réception du prix Nobel en 1991 : la seule façon de lutter pour un écrivain, c’est d’écrire le mieux possible. Parce qu’il y a toujours un « après » aux situations les plus intolérables, aux deuils les plus éprouvants. Parce qu’il faut sans relâche construire l’avenir.

 

Assia Djebar, qui était récemment l’invitée d’un Forum de la Fnac à Strasbourg, vient de publier un recueil de nouvelles qui comporte également un conte et un récit, sous le titre « Oran, langue morte ». Ce livre est dans une collection appelée : « Un endroit où aller ». Les femmes tiennent un rôle prépondérant dans ces textes que l’écrivain a construits à partir de témoignages qu’elle n’a pas forcément suscités, qui sont venus comme des confidences, ou à partir des souvenirs d’une jeune femme née à Oran.

 

Mireille Calle-Gruber « Refaire les contes dans la langue adverse Oran, langue morte » :

Dans ce recueil de nouvelles où se croisent, s’interrompent, resurgissent des voix aux timbres si divers, Oran, qui est la cité d’Abdelkader Alloula, le poète du théâtre des langues assassiné le 11 mars 1993, Oran devient l’emblème mortifère ; et les récits nous donnent des nouvelles d’un Algérie en guerre fratricide. […]

 

Si le traitement du conte – le seul du genre, les autres narrations étant indexées « récit » ou « nouvelle » - me paraît emblématique du fonctionnement du livre entier, lequel est un livre en morceaux – sept sections et une postface le composent – c’est aussi en raison de sa place dans l’architecture d’ensemble. On sait le génie d’Assia Djebar – génie comme on le dit de l’art des constructions et des voies de la communication –, en ce qui concerne la composition d’un ouvrage ; combien importe l’aménagement des passages, des liens et déliaisons, et qu’il n’y a de livre qui ne soit bâtiment. Il n’est donc pas indifférent que La femme en morceaux se trouve placé au centre du livre, à la fin de la Première partie qui s’intitule : « L’Algérie, entre désir et mort » et portant à la Deuxième partie au titre de « Entre France et Algérie ». On verra en effet que, transportés au plus loin – de source immémoriale, hors du temps historique – nous sommes au plus près du drame de l’Algérie contemporaine.

 

[…]

 

Il est temps de considérer comment le passage des langues, tel un passage de témoin dans une course de relais, structure le travail de réécriture que fait Assia Djebar à partir du conte des Mille et Une Nuits. Deux corps typographiques, romain et italique, alternent par blocs, qui connotent respectivement, du moins jusqu’à un certain point du récit, deux genres de textes, deux écritures, deux temporalités différentes. En romain d’abord, comme il se doit, se déroule le conte merveilleux : « Une nuit à Bagdad… ». Dès l’incipit, peu importe qui raconte : le récit va de soi, suit son cours, contrairement. Benveniste nous le rappelle, au discours où les marqueurs des personnes de l’énonciation déterminent toute la scène. Dans cette langue qui va de soi, donc, coulant de source immémoriale, se raconte l’histoire de la femme coupée en morceaux, gisant dans une caisse au fond du Tigre, découverte par le calife Haroun el-Rachid et son premier vizir qui est son ami d’enfance, « le juste, le beau, le bien-aimé Djeffar le Barmékide » (p. 165).

 

En italique survient, au bout de quelques pages, un texte d’un ordre tout autre. Il relève certes du genre discursif : le personnage principal est présenté: Atyka, professeur de français dans une classe de lycée à Alger fait lire et commenter une vingtaine d’adolescents, filles et garçons, un conte des Mille et Une nuits. En fait, plus que de discours, il s’agit dans ces scènes au présent contemporain d’une prise de parole par divers interlocuteurs dont le dispositif d’énonciation désigne avec soin la spécificité et les différences : prise de parole au masculin et au féminin, dans la langue française et la langue arabe, selon des convictions musulmanes et laïques.

 

[…]

 

Renverser le conte : tel est le souhait explicite d’Atyka. […] c’est aussi la visée de l’écrivain mais dans une perspective plus radicale. Il s’agit de reconduire le conte à la perspective de l’autre ; la femme en morceaux, précisément, laquelle est sans existence sans parole dans le récit des Mille et Une Nuits ; constitue tout au plus un symptôme – que quelque chose est vicié au royaume du calife –, un personnage prétexte pour la venue de narrateurs masculins qui tiennent le devant de la scène, masquent l’histoire de la femme en morceaux. 

 

« Choix d’auteur » Michèle Gazier, Télérama, le 30 juillet 1997

Je voudrais donner un coup de chapeau à Oran, langue morte, d’Assia Djebar et saluer l’immense courage des femmes algériennes. Oran, langue morte est un superbe recueil de nouvelles et un vrai livre de combat. Assia Djebar y met en scène des femmes qui vivent la clandestinité en Algérie ou la solitude à Paris. Elles s’interrogent sur le passé, avec lucidité. Elles nous bouleversent par la justesse de leur regard.

 

« Deux Voix pour l’Algérie», Méditerranée, Septembre-Octobre 1997

 

De cette Algérie où triomphe la barbarie, « à quelques prières du Bon Dieu », nous parviennent deux voix de femmes. L’une Yasmina Khadra, a choisi le roman (très) noir pour crier son dégoût […]

 

Cynisme et désir de justice ont eu raison de toutes le rêveries qui sont la planche de salut d’Assia Djebar. Pour repousser la mort et l’effroi, elle convoque ses sœurs algériennes, suscitant sa propre mémoire à travers elles. Assia Djebar croit à la puissance de la fiction « qui tourbillonne, ivre, tout autour du désastre ».

 

Claire Julier, « Assia Djebar, le sommeil noir de l’Algérie », Le Passe Muraille, Decembre 1997

 

… Le sang ne sèche pas. Il s’éteint simplement. Puis un autre sang coule sur le premier, ravive la trace rouge foncé encore gluante, la revivifie en rouge carmin. La mort revient par cercles, identique à ce qu’elle était hier. Tués à bout portant, égorgés et saignés… on pleure. La vie coule à nouveau.

 

[…]

 

Dans la mémoire, les événements se font écho : hier et aujourd’hui, entre France et Algérie, des combats dans l’ombre, une résistance cachée, une autre bouche remplaçant la dernière suppliciée, « veuves vacillantes transformées en petits soldats » ; l’écriture continue malgré tout pour écrire les mots du danger. La barbarie des années de libération est la même que celle des fondamentalistes actuels. Le cri poussé par l’enfant dont on a assassiné les parents en 1962, « traînée de suie maculant sa mémoire à jamais » est identique à celui de l’enfant qui dans le couloir de l’hôpital hurle « Assassins. Vous l’avez tué. » Ils hurlent tous deux, ils n’arrêtent pas de hurler.

 

La peur est partout, une peur que l’on essaie d’oublier mais qui réapparaît encore plus forte, visqueuse comme le sang. Une peur que l’on cache car le combat continue. Il faut qu’il continue. Il faut marcher avec lucidité vers la mort, une mort si proche qu’elle devient l’ombre dont on ne peut se séparer.

 

« Atyka, tête coupée, Atyka parle de sa voix ferme. Une mare de sang s’étale sur le bois de la table, autour de sa nuque. Atyka continue le conte. Atyka, femme en morceaux. »

 

[…]

 

Dans Oran, langue morte, Assia Djebar choisit de se glisser au plus près du corps, du cœur des femmes algériennes ; elle se remémore « en » elles pour être leur mémoire. Entre passé et présent, ici et ailleurs, la vie entravée par le tourment de leur nation, obligées de vivre dans la clandestinité ou de braver la menace, elles continuent leur marche silencieuse, perpétuellement en danger, avec, se superposant à l’image des pères massacrés, celle – à venir – des fils, des maris ou d’elle-mêmes.

 

[…]

 

…les mots d’Assia Djebar sont d’un calme au-delà du calme, bouleversants de silences comme pour traverser ce vide que leur a laissé la Mort.

            Pour éviter les mots qui le hantent, qui le font absent, parti loin, si, loin, l’écrivain donne voix au récit de ses sœurs algériennes comme des yeux ouverts posés sur nous. Et ce chant poétique libère « une ombre qui palpite jusqu’à l’horizon ».

 

Hassane Zerrouky, Revue Oran, langue morte et Nuits de Strasbourg, Assia Djebar, L’Humanité, 12 septembre 1997:

Dans « Oran, langue morte », on est vite plongé au coeur de l’actualité algérienne. « Récits des femmes de la nuit algérienne », écrit Assia Djebar. Récits de femmes dans Alger en proie au terrorisme intégriste. Parole féminine sur cette violence au quotidien.

C’est l’histoire de Naïma, qui pressent la mort prochaine de Mourad, son compagnon, journaliste, ou encore celle d’Isma et de sa relation amoureuse avec un étranger de passage dans la capitale. Isma qui finira par être assassinée au moment où elle se décide à quitter son mari pour cet étranger, un Somalien sans doute, musicologue. La nouvelle se présente sous forme d’un dialogue entre Isma et son ami, Nawal, disparue six mois plus tôt, déchiquetée par l’explosion d’une bombe. Un dialogue où Isma croyant se protéger change de quartier, d’apparence, variant sa façon de s’habiller, de porter des lunettes, marche mécaniquement dans la rue, sans s’arrêter, se muant en passante anonyme, mais, après sa rencontre avec cet étranger, elle se remet à vivre, à rêver et finalement décide de le rejoindre aux Pays-Bas.

Dans la nouvelle intitulée « la Femme coupée en morceaux », Assia Djabar fait alterner des éléments du conte traditionnel, issu des « Mille et une nuits », et les débats suscités par sa lecture dans la classe de seconde d’Atyka, professeur de français à Alger. Une structure du récit qui est mise en évidence par l’alternance des typographies. Alors que le récit des « Mille et une nuits » fait se succéder chronologiquement toutes les étapes, Assia Djebar, par un procédé de retour en arrière, met l’accent sur la modernité de la relation conjugale faite de tendresse et de sensualité, déjà présentes dans le conte mais de façon diffuse. A la fin du récit, l’horreur et la violence de la réalité (Atyka décapitée en plein cours devant ses élèves par des tueurs intégristes) basculent dans le récit traditionnel et l’investissent. Atyka, tête coupée, déposée sur le bureau, finira le conte, devant le jeune Omar, spectateur du drame, qui dans son délire rejoindra Haroun el Rachid, le calife de Bagdad, sanglotant sur « le corps de la femme coupée en morceaux ».

Dans toutes les nouvelles, Assia Djebar donne à ses personnages une épaisseur qui les rend très proches. Elle s’en explique dans la postface : « Je me dis parfois : tu les saisis de loin, écris les en te glissant au plus près de leur corps, de leur coeur ! » Après tout, quelle que soit l’approche tentée pour les écrire frémissantes, le sang - leur sang - ne sèche pas dans la langue, quelle que soit cette langue, ou le rythme, ou les mots finalement choisis ».http://www.humanite.fr/journal/1997-09-12/1997-09-12-787166