La violence et son ombre par Assia Djebar 1 Parler de la violence et de son ombre, en parler en ces temps présents à New York – c’est-à-dire dans un lieu bouleversé, il y a six mois à peine, par l’attentat le plus spectaculaire et, presqu’instantanément rendu visible à de multiples coins de la terre – aurait dû me contraindre à amorcer devant vous une réflexion sur l’instantané, sur l’immédiat d’après la catastrophe/ éclair et sur son obscurité, ou tout au moins sur le vide, sur le dépouillement des lieux lorsque la violence frappe trop près, si près…. Mais l’ombre de la violence? Ce n’est ni son éclair, ni son fracas, ni même son surgissement sous forme de gel, de glace, d’un grand silence mortifié. L’ombre de la violence, qu’est-elle donc? – Il s’agit de l’écriture de cette violence, ou à défaut, quelle parole fait-elle donc surgir, quel prolongement en mots, en échos, en sons audibles et transmissibles suscite-t-elle? – Ecriture de la violence, certes, mais pas vraiment pour en cerner la fureur, pour en faire entendre son bruit, sa houle, ou même sa musique, fût-elle discordante, effrayante… Plutôt, que l’on soit musicien ou poète, qui pourrait le mieux évoquer une sorte de respiration du malheur?... Ainsi, serait-ce le “dit”, serait-ce surtout l’"écrit” qui saisirait au plus près la bascule, la disharmonie, le choc destructeur de toute violence, subite, instantanée, cruelle? Saisir cette ombre serait sans doute écrire tout contre elle, écrire au creux de son envers, en maîtrisant la violence brutale et nue, ou au contraire dans son manteau de deuil, ou par un dépouillement des mots, du rythme, des images, tenter d’en saisir finalement presque la peau!
2 L’Ombre de la violence, Lame qui surgit du couteau Qui s’en éloigne aussitôt Ligne qui propulse l’éclair au loin Ou l’assèche d’un coup dans l’espace Calme ainsi sa vitesse La prolonge dans une nuit immobile, inutile. L’ombre n’est-ce qu’une trace dégoulinante De râles, de murmures, de hoquets De cris d’égorgés Ou parole continue Filet tenu à l’infini. Une mémoire tenace, friable Collante, gluante L’écrit de la violence enterrée Faut-il vraiment écrire la violence Ou tenter de l’écouter, Au plus près Pour ne pas trop vite oublier?
|