Le Blanc de l’Algérie, récit, Albin Michel, 1996 France, Belgique, Suisse – citations
« En mettant la littérature au service de l’Histoire, en s’en faisant le témoin, Assia Djebar donne un récit indispensable et salutaire. » - Florence Assouline, Evénement du Jeudi
« Un récit qui plonge dans le présent algérien avec une lucidité et une force bouleversantes. Dans la marée des livres consacrés à l’Algérie, celui-ci fait tache. Mais une tache pure et limpide. Une tache blanche. » Robert Verdussen, Libre Belgique
« Il n’y a pas une ligne théorique dans Le Blanc de l’Algérie. Assia Djebar laisse aux commentateurs le soin de faire ce travail. Son propos va beaucoup plus loin. Il murmure que le temps passe, mais pas seulement le temps, la vie aussi, la vie confisquée par la peur, la vie blanche, de ce blanc de plomb dans lequel se seraient terrées toutes les couleurs qui font vibrer le monde. » - O.J.D., L’Alsace/Pays de Franch-Comté
« Livre poignant, éprouvant et où, plus d’une fois, la narratrice, obsédée par l’accouplement de la mort avec l’écriture, s’interroge… Au fond du désespoir, Assia Djebar aperçoit cependant une urgence, une lueur : l’écriture, "retrouver un dedans de la parole". Et c’est à quoi, magnifique, le Blanc de l’Algérie travaille et invite. » - François Salvain, L’Humanité-Dimanche
Marion Van Renterghem, « Je ne pleurerai pas mes amies d’Algérie » Le Blanc de l’Algérie Portrait, Vendredi 28 avril 1995, Le Monde : De ses fenêtres, elle regarde les touristes venir gaiement visiter le Père-Lachaise. Elle, elle n’y met pas les pieds, « J’ai trop de morts chez moi », dit tranquillement Assia Djebar, dans son appartement parisien, où, bien qu’elle ait vécu davantage à Paris qu’à Alger, elle tient à se considérer en transit. De son Algérie natale, on ne voit pourtant presque pas trace chez elle. Seulement une chaleur particulière pour vous offrir le thé. Et, au mur, un tableau orientaliste représentant une femme souriante : « Cette femme m’apaise. Elle a un regard heureux. Et puis, elle est assise comme les femmes de chez moi. »
Elle ne s’attarde pas. L’autre jour, encore, l’un de ses amis est mort égorgé à Alger. Assia Djebar en a vu d’autres. A cinquante-neuf ans, les yeux pleins de feu, avec une énergie étrangement ramassée dans la douceur, son visage semble avoir refusé de se laisser atteindre. La tristesse n’est pas son refuge, et ceux qui rendent visite à la romancière comprennent vite que, une fois franchi le seuil de sa maison, on n’en ressort pas de sitôt. La voilà lancée dans un discours ininterrompu, allègre, s’enrichissant de lui-même d’analyses, de réflexions enthousiastes, de digressions profondes. Première Algérienne à avoir été admises à l’Ecole normale supérieure de Sèvres, historienne, journaliste, écrivain, cinéaste et dramaturge, Assia Djebar, comme on dit, a du chien. […]
Curieuse Antigone, cette femme au regard noir et clair, qui a choisi l’exil pour exercer sa propre résistance, qui a préféré à l’action militante un cheminement plus intérieur. Qu’on n’attende plus de sa part ni témoignage, ni polémique, ni révolte. A l’heure des meurtres, de l’hystérie, de l’innommable, l’écriture est mise au pied du mur, obligée à l’engagement. A cela non plus, la romancière ne veut pas se plier :
« La parole, en Algérie, c’est une nécrose. Je refuse, sous prétexte que je suis de là-bas, d’écrire sur le deuil. C’est ça qu’on me demande. Ce qu’on attend […] et là-bas, en effet, le spectacle du féminin ne rend possible qu’une écriture de militantisme, de journalisme, de protestation. Mais c’est justement parce que je suis écrivain que je suis partie. J’écris par rapport à un public intérieur, et non par rapport à ce qu’on veut de moi. Il me faut reculer pour comprendre, me taire pour travailler. Sinon, c’est l’asphyxie, l’explosion intérieure. Par ailleurs, je me méfie d’un certain type d’intellectuels parisiens qui cherchent ailleurs plus révolutionnaires qu’eux. Il y a trop de zones d’ombre sur la scène. Qui sait si, dans trois mois, on ne découvrira pas qu’il y a des femmes intégristes ? Mon devoir, ce n’est pas d’entrer en politique, c’est d’écrire. » […]
La hantise, pour Assia Djebar, c’est l’effacement. Effacement d’une culture orale dont la mémoire ne tient qu’aux souvenirs de la grand-mère. Effacement de l’écriture dans un pays en proie à la destruction. Effacement des femmes dans une société idéologiquement misogyne. Plus qu’un roman sur l’Algérie, Vaste est la prison est un roman sur l’écriture et sur le travail de mémoire contre l’effacement, à travers quelques nœuds de révolte, quelques chants qui se transmettent entre mères et filles, entre sœurs. Est-ce de cette confiance en la « sororité », en la solidarité féminine, qu’Assia Djebar tire son étonnant rayonnement ? A l’écouter, pourtant, la mémoire est toujours fragile, toujours urgente, sur la crête du désespoir, comme l’écriture. « Quand j’écris, j’écris toujours comme si j’allais mourir demain. Et chaque fois que j’ai fini je me demande si c’est vraiment ce qu’on attendait de moi puisque les meurtres continuent. Je me demande à quoi ça sert. Sinon, à serrer les dents, et à ne pas pleurer. »
Robert Verdussen, « L’Algérie dans la blancheur de sa mémoire », Libre Belgique, 1996 : Le romancier peut être amené à rapporter, comme l’historien, des faits authentiques. Mais, à la différence de ce dernier, à travers une écriture davantage libérée par la fiction, il revit les événements plus qu’il ne les raconte. Avec sa sensibilité et son émotion, il les vit. Encore et toujours.
Assia Djebar est sans doute la plus grande romancière algérienne aujourd’hui. Face à la tragédie que traverse son pays, elle a choisi l’exil. Pas par lâcheté. Davantage pour prendre ses distances pour mieux comprendre l’incompréhensible. […]
Elle publie aujourd’hui un « récit » qui plonge dans le présent algérien avec une lucidité et une force bouleversantes. […]
En quelques phrases, Assia Djebar précise sa démarche. Ces morts d’hier et d’aujourd’hui, « … ils me hantent en plein jour, n’importe où mais ailleurs, loin de la terre où on a cru les enterrer ». Et elle leur crie : « …vous montez même près de moi la garde, je le sais… » Et elle constate : « …l’écrivain une fois mort et ses textes pas encore rouverts, c’est autour de son corps que s’entrecroisent et s’esquissent plusieurs Algérie ».
Trois hommes Pour Assia Djebar, le souvenir des morts, le dialogue avec eux, loin des cérémonies de funérailles, c’est là que réside peut-être l’espoir d’une autre Algérie, celui d’«une nation cherchant son cérémonial, sous diverses formes, mais de cimetière en cimetière, parce que, en premier, l’écrivain a été obscurément offert en victime propitiatoire ». L’auteur évoque d’abord trois morts, celle de trois amis, un psychiatre, un sociologue et un auteur dramatique, tous assassinés en 1993 … Puis, lentement, Assia Djebar remonte le temps. D’autres morts apparaissent dans la blanche de son souvenir. Ils sont nombreux. Le romancier et journaliste Tahar Djaout, le journaliste Said Mikbel, le poète Youssef Sebti, …
En lettres de sang
Avec eux, Assia Djebar s’interroge. La violence et la cruauté sont-elles inscrites éternellement dans le destin de l’Algérie ? La réponse apparaît en filigrane de son récit, de ces récits disparates mais si cohérents au point de n’en faire finalement qu’un : celui d’un pays qui écrit éternellement son histoire en lettres de sang. Et l’auteur pose la question peut-être fondamentale : « Camus, vieil homme : cela paraît aussi peu imaginable que la métaphore Algérie, en adulte sage apaisé, tourné enfin vers la vie ordinaire… Ainsi, l’Algérie en homme, en homme de paix, dans une dignité rétablie, est-ce pensable ?
O.J.D, « Les linceuls d’Algérie », L’Alsace-La France Comté, 1996 : 22 janvier 1956. Camus est à Alger, il parle de son pays de naissance, de cette terre d’enfance qu’il aime comme un être vivant. « Bien que j’aie connu et partagé les misères qui ne lui manquent pas, elle est restée pour moi la terre du bonheur et de la création. Et je ne puis me renseigner à la voir devenir la terre du malheur et de haine. »
Ces phrases, quarante ans plus tard, pourraient être mot pour mot celles d’Assia Djebar et ce n’est pas pour un effet de citation qu’elles ont tout naturellement trouvé leur place dans Le blanc de l’Algérie, le livre chant qu’elle consacre à la mémoire de ses amis assassinés là-bas, sous le soleil, de l’autre côté de la Méditerranée. …
Assia Djebar avait trois amis. « Je vous quitte ou vous m’avez quittée », écrit-elle dans son insomnie, loin des étoiles natales, en Californie où une université l’a invitée, puisqu’elle est désormais nomade, sans retour. Elle les évoque tour à tour, ils tournoient dans la lumière des souvenirs, ils sont rire et espoir, travail, intelligence donnée dans leur métier, l’un au théâtre, l’autre dans un hôpital, témoins inlassables d’une Algérie ouverte.
« Le savoir, c’est la vie la plus noble et l’ignorance, la plus longue morte », disait en 1956, Ahmed Zabana, le premier Algérien guillotiné de la prison Barberousse à Alger. L’ignorance, la violence… « Non, ce n’est pas l’islam », ce n’est pas la pointe d’une poignard qui fait éclater une poitrine, ruisseler le sang, plongeant ceux qui restent dans la stupeur et la colère, dans le courage aussi, puisque d’autres continuent, témoignent à leur tour, tout en sachant la mesure des menaces qui pèsent sur leur vie.
Doucement, Assia Djebar élargit le cercle, remonte le cours du temps comme elle le fait souvent dans ses livres, évoque d’autres figures, d’autres écrivains d’Algérie dont seuls les textes demeurent maintenant que leurs voix se sont tues, rappelle des « événements », comme on dit pudiquement, qui n’ont pas place dans les livres d’histoire, qui sont passés aux pertes et profits du temps, comme le seront sans doute un jour ceux dont les noms s’inscrivent en lettres de sang aujourd’hui dans les journaux.
P. Ch. « Morts pour l’Algérie », L’Illustre (Lausanne), 28.02.96 : Que faire quand la folie algérienne fauche trois de vos amis… C’est pour faire vivre leur mémoire, pour ancrer le sens de leurs vies annihiliées, que l’écrivain Assia Djebar a entrepris son récit, Le blanc de l’Algérie. D’abord toute à son émotion et à sa tentative de comprendre les clés de ces assassinats, elle en vient ensuite à retracer les derniers jours de ses amis. Puis bientôt, au gré du souvenir de nombreuses personnalités algériennes – ou proches de l’Algérie – disparues, à évoquer les soubresauts qui ont marqué ce pays depuis l’époque des luttes pour l’indépendance. Le tout sans grande théorie, avec des mots justes et proches qui veulent comprendre et non juger. Une belle manière de mieux comprendre la complexité du conflit algérien…
François S. « Un deuil qui ne cesse pas », Humanité Dimanche, n° 310, 22 au 28/2/96 : En cercle ou séparément, trois amis s’invitent dans les chambres où dort Assia Djebar. […] Diversement, ils ont compté dans la vie de la narratrice. Elle repasse le film de leurs rencontres, ce qu’ils se sont dits, avec et entre les mots, lors de promenades à Alger ou Oran, conversant dans un couloir d’hôpital ou sur un parquet de bal. Elle reconstitue leur dernière journée, leur dernière heure, leur dernier souffle.
Puis ces disparus de 1993 et 1994 la renvoient à d’autres écrivains, tous morts violemment avant l’heure, de maladies, d’accidents ou broyés eux aussi par les sanglantes mâchoires de l’histoire de l’Algérie depuis un demi-siècle. […]
Assia célèbre à plusieurs reprises la façon dont le peuple accompagne et pleure, de Kateb Yacine à Tahar Djaout, de Mouloud Mammeri, Kader et Mahfoud, ceux qui, des diverses langues de l’Algérie, ont cherché à faire une richesse et non un handicap.
Elle tente de démêler « comment s’est faite la passation entre tortionnaires », des paras de Massu pendant la bataille d’Alger aux bourreaux d’Etat du temps de Boumediene et aux égorgeurs d’aujourd’hui. Elle remonte aux effroyables purges anti-progressistes et anti-intellectuelles que certains chefs de guerre pratiquèrent dans les rangs des combattants de l’indépendance. Elle s’épouvante d’un pays « de plus en plus fragmenté culturellement » et où « la ségrégation sexuelle de la tradition a augmenté les verrous »…
Jacqueline Risset « L’Amour de la langue » Nomade entre les murs, 2005 : … La situation linguistique de Dante est évoquée par Assia dans un passage particulièrement intense, à la fois tragique et lyrique, du Blanc de l’Algérie, livre consacré et même adressé à trois amis assassinés dans la série des meurtres atroces des années 90 ; et ces lignes sont dictées dans le texte par la violente rébellion de celle qui « dit Non » aux cérémonies organisées en Algérie pour ces morts victimes d’une barbarie innommable :
« Je ne demande rien : seulement qu’ils nous hantent encore, qu’ils nous habitent. Mais dans quelle langue ? » (p. 60)
C’est à point qu’apparaît Dante, interprété de façon très surprenante et très libre:
« Il y a déjà six siècles et demi, un nommé Dante, exilé à jamais de sa ville de Florence appellera cette langue "le vulgaire illustre". "Nous le disons illustre parce que, illuminant et illuminé, il resplendit", ajoute-t-il dans son traité sur "l’éloquence vulgaire".
Ainsi mes amis, quand il me parlent et si je pouvais au moins saisir un peu de leur langue "liée par la poésie": Dante compare ce langage des chers absents qui, pour nous approcher, défient la frontière réfrigérante de notre vie, derrière laquelle nous nous alourdissons, Dante compare cette langue — qui ressemble à la vôtre, lorsque, impalpables, vous me revenez — à "la panthère parfumée", l’animal mythique des bestiaires médiévaux. » (p. 60.)
Interprétation surprenante. Le geste d’Assia, dans le choix de sa langue d’écriture, pourrait se définir comme l’inverse du geste de Dante : elle écrit en français, « la langue de l’adversaire », précise-t-elle. Dante choisit le vulgaire, — sa langue maternelle —contre la langue latine, noble et inaltérable. Par ailleurs, la langue qu’il désire pour son grand poème n’est pas une langue du passé: elle n’existe pas encore, elle se cache dans les vulgaires variés qui sont alors parlés en Italie. Elle doit être inventée, « découverte » par le nouvel écrivain, comme la panthère, dont on sent le parfum sans la voir, cette panthère que le Bestiaire de Cambridge décrivait ainsi :
« C’est un animal très beau, extraordinairement doux … Elle émet de sa bouche une haleine parfumée semblable à l’amalgame de nombreux arômes… En entendant le rugissement de la panthère, les autres animaux la suivent partout où elle va, attirés par tant de fragrante douceur. » (Bestiaire de Cambridge, Cambridge Bestiary, C.U.L. Manuscrit médiéval.)
Dante est à la recherche du «vulgaire illustre » comme les animaux à la recherche de la panthère:
« Après que nous avons chassé, par tous les monts et pâturages d’Italie, sans avoir trouvé cette Panthère que nous suivons ; pour que nous puissions mieux la trouver, cherchons-la avec plus de raison, afin que par un travail soigneux, nous l’enveloppions toute dans nos filets, cette proie qu’on sent en tous lieux et qui n’apparaît nulle part. »
Dans le livre de mémoire d’Assia Djebar, il s’agit de retrouver, par le moyen de la langue, les voix cruellement disparues :
« Oh, mes amis, pas le blanc de l’oubli, je vous en prie, préservez-moi! Seulement la "fragrante douceur" de votre voix, de vos murmures d’avant l’aube, je voyagerai au bout du monde seulement pour vous emporter avec moi et vous entendre ainsi, avant l’approche de chaque aurore! »
L’évocation de Dante a donc, pour la romancière d’aujourd’hui, un sens non pas d’identification, mais de recours : de recours à qui a cherché, et trouvé, la langue qu’il désire. Dante définissait son opération d’écriture : « lier la langue par la poésie» : pour lui la poésie est en mesure de conférer à la langue une cohérence interne, une nécessité harmonique. Lorsque Assia Djebar évoque la langue qu’elle se propose d’employer pour parler à ses amis assassinés, et de parler d’eux de façon à faire entendre leurs voix par son écrit, elle se tourne vers le passé, vers l’écho de ces voix, et donc vers une langue capable de recueillir l’essence de leur langage évanoui. Alors que pour Dante il s’agit d’une langue future — le vulgaire illustre n’existe pas encore et n’existera que si lui, Dante, réussit à écrire l’ oeuvre dont il rêve. L’interprétation d’Assia apparaît donc tout à fait surprenante, si l’on en reste à ce point de lecture. Mais si l’on examine de plus près les oeuvres dantesques qui précèdent la Comédie, et en particulier la dernière partie de la Vita Nova, on saisit ceci, que le projet du futur poème est déterminé par la volonté de chanter Béatrice, cette Béatrice aimée depuis l’enfance et dont la mort a causé un terrible désespoir ; il s’agit désormais de « dire d’elle ce qui n’a jamais été dit d’aucune ». Il s’agit de la montrer « en gloire » au Paradis. Il faut donc, à qui veut affronter cette entreprise, une langue merveilleuse, une langue « qui illumine ». Il s’agit d’écrire contre le blanc opaque de l’oubli, il s’agit de chanter la beauté humaine, offensée par les féroces conflits de la cité. La romancière d’aujourd’hui perçoit le voyage de Dante dans l’autre monde comme un pèlerinage chez les amis disparus, ce qui n’est vrai que partiellement. Mais il est intéressant qu’elle sente ce rapport: la souffrance du deuil soignée par l’amour de la langue, qui prend alors, dans cette phase de l’écriture, la forme d’une restitution de la richesse des voix éteintes, la langue de mémoire venant insuffler sa beauté musaïque à une langue qui est par elle-même langue « marâtre », qui est « la langue de l’adversaire ». Il faut lui enseigner la possibilité de ces voix, de la richesse de ces voix disparues.
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