French Department magazine L’Arc Assia Djebar : Enseigner, écrire à New York
1. Comment réussissez-vous à faire co-exister, dans votre vie actuelle à New York, votre activité d’écrivain, de romancière, (puisque vous avez publié, en mars 2002, un nouveau roman La femme sans sépulture) avec votre charge de professeur de Littérature française et francophone à New York University?
Je pourrais répondre en considérant d’emblée chacun de mes jours : le matin et l’après-midi réservés aux cours, à la bibliothèque, à ma recherche universitaire, aux étudiants, etc. A la fin du soir et la nuit approchant, je suis une autre ; il me faut, comme transition, au moins une heure pour regarder la ville, ses foules, ainsi que les derniers lueurs du jour. Je retrouve alors mon silence à moi et je sors mes cahiers d’écriture, où que je me trouve… La journée donc pour le travail intellectuel, le soir, la nuit, pour être soi, c’est-à-dire pour écrire… Je peux dire aussi que du vendredi midi jusqu’au dimanche compris, je ne suis qu’une anonyme dans la ville : apparemment sans attaches, sans but, mais toujours un cahier dans la poche, mon fil d’Ariane. […]…]
Ce qui fait en moi le lien et me restitue un peu d’unité, c’est ma culture d’origine, ma mémoire algérienne, ou plus largement, africaine : en somme, la francophonie qui est, au creux de la langue de ma parole ou de mon écriture, un déplacement de l’ailleurs… J’enseigne donc la francophonie parce que je continue à la vivre. L’écrire chaque jour, c’est la vivre dans sa mouvance, ses marges, son envers ainsi que questionnant son avenir vulnérable. Et plus je vis dans l’exil, l’éloignement, avec ce « regard loin » sur « mon » Afrique, plus de l’enseigner auprès des étudiants et de jeunes chercheurs, contribue à me donner, comme Nord Africaine, une certaine sérénité, si je puis dire.
2. – Est-ce que, du fait des œuvres d’auteurs francophones que vous enseignez, vous vous considérez comme enseignante et chercheuse en Littérature française contemporaine ?
Je ne crois pas que la littérature francophone soit une section à l’ombre du vaste domaine de la Littérature Française (avec majuscules) subdivisée, pour les besoins pédagogiques, mais aussi à cause de la lourdeur du sacro-saint héritage, en siècles de spécialisation… Certes, chronologiquement, la francophonie africaine (Senghor, Khatibi, Kateb, Memmi, etc. … mais aussi Edmond Jabès, Andrée Chédid) serait-elle un territoire en sus, depuis disons les années 1950 – auquel, on pourrait ajouter en Europe Beckett, Ionesco, Pinget, et pour les Antilles, évidemment Aimé Césaire, Glissant, ainsi que les grands auteurs haïtiens qui les ont précédés.
En somme, une littérature hors de l’Empire finissant et le contestant : une littérature post-coloniale, inséparable, évidemment, du roman postcolonial anglophone (écrivains indiens, pakistanais, nigériens, sud-africains, etc. …), eux-mêmes, annoncés, une ou deux générations auparavant, par les écrivains d’Amérique latine inscrivant dans la poésie, le roman et l’essai, une identité dans leur portugais, leur espagnol…
Oui, toutes ces littératures – et leur « phone » -- , autant dire leur voix haute et profonde, plus qu’une résonance historique ou politique, apportent surtout un renouvellement de la langue malaxée, habitée, hantée par des voix vraiment autres… Par ailleurs, rien, sans doute, n’est nouveau en littérature du monde : déjà, Augustin, bien que « père de l’Eglise », écrivait, discourait, quatre siècles après Virgile, dans un latin vivant mais bien à lui, un latin « africain » !
3. – Comme auteur, vous êtes, le plus souvent, considérée comme ayant restituée la parole des femmes d’Algérie, et même du monde méditerranéen islamique, dans des livres comme Ombre sultane, Femmes d’Alger dans leur appartement et Loin de Médine… Quant à L’Amour, la fantasia, il a été choisi récemment (en février 2002) par un jury d’Africanistes comme l’une des 12 œuvres « les plus importantes pour l’Afrique », seul livre d’ailleurs représentant le Maghreb francophone… Est-ce que, dans votre enseignement, vous privilégiez tout autant les femmes écrivains ?
Pour moi, en littérature française, la figure tutélaire qui me paraît exemplaire est Christine de Pisan, d’origine et de langue maternelle italiennes, elle qui, il y a à peine six siècles, est, pour moi, le premier grand nom de la Francophonie littéraire : exemplaire par son engagement, sa foi en la force et l’inventivité des femmes, son « long chemin de l’étude », ses malheurs privés, vers la fin, dans un Paris livré à la guerre civile… Juste avant les années 1990, et les crises violentes de mon pays, quand je caressais l’espoir de retourner à l’Université algérienne, j’avais projeté d’enseigner à mes étudiantes/compatriotes la beauté des œuvres de 3 Européennes contemporaines, l’Anglaise Virginia Woolf, l’Autrichienne Ingeborg Bachman et l’Italienne Elsa Morante… En littérature comparée certes féministe, en parallèle à la francophonie !
Pour les femmes de ma culture d’origine, la plupart encore confrontée à l’interdit du regard, elles qui peuvent certes libérer leur voix, (mais celle-ci est acceptée comme le chant de la tribu, non celle de la singularité, du je dénudé, dévoilé et pourtant solidaire), l’exercice littéraire devient vraiment effort de survie, « une mémoire sauvée qui brûle et nous pousse en avant ! »… Enseigner dès lors en Amérique « l’écriture des femmes », c’est faire mesurer, à l’aune de textes anciens ou récents, combien cette littérature au féminin devient une naissance arrachée, le plus souvent dans un déplacement des langues autant que dans la mobilité de l’exil.
Assia Djebar – Mai 2002
|