A Mosaic around Assia Djebar Between Algeria, France, Italy, Louisiana, New York Jacqueline Risset, Entrevue sur Assia Djebar, Rome, 13 septembre 2000 … Nous avons étudié ensemble, et ce que je suis en train de partager, c’est un témoignage d’une profonde amitié, liée à une évolution de notre rapport et de ma lecture de ses textes. J’ai lu son premier livre quand nous étions toutes les deux adolescents à l’Ecole Normale Supérieure à Paris. Je me rappelle aussi, avec précision, la première fois que j’ai vu Assia au dehors du lycée Montaigne; nous étions ici pensionnaires, en suivant les cours des classes préparatoires à l’Ecole Normale. Il y avait des personnes qui venaient de toute la France, et, comme aussi Assia, d’ailleurs.
Avant la rentrée, dans ces moments pleins d’anxiété, je me rappelle d’Assia qui marchait (je ne la connaissais pas encore, je ne savais pas qui elle était) au dehors du lycée Montaigne, entre le lycée et les jardins de Luxembourg. Elle marchait avec sa longue silhouette pensive. J’ai été frappe par sa beauté, par son être pensif, et sa solitude. Quand je l’ai connue, la première choses que m’a/nous frappe (à cette époque-là les classes préparatoires à la Normale étaient divisées entre filles et garçons) a été la maturité extraordinaire d’Assia.
Elle venait de l’Algérie, avec une préparation culturelle notable, avec une maîtrise parfaite de ce que je considère la part meilleure de la culture française, c’est-à-dire “l’universalité”, la force de l’universalité du XVIII siècle, Diderot pour nous entendre. Son image se diversifiait beaucoup de la nôtre (nous, les adolescents occidentaux français) avec la curiosité, le bonheur d’être à Paris, la faim aussi de Paris et des expériences culturelles. Elle, dont on voyait une réflexion qui passait à travers la souffrance aussi, et qui était différemment articulée.
Beida Chikhi, Assia Djebar, à son début … Parcourir l' oeuvre d'Assia Djebar, c'est, à un premier niveau de lecture, repérer différents jalons biographiques : les grands moments de la vie, un itinéraire spatio-temporel et une évolution sociale particulièrement marqués par l’Histoire ; le tout adroitement recréé par la fiction. Assia Djebar manifeste beaucoup de réticences lorsqu'on aborde avec elle le domaine de la biographie. Les faits concrets, mesurables, descriptibles de la vie ne valent que par la multitude d'images, de sensations de toutes sortes qui les accompagnent. Ainsi l' oeuvre elle-même est-elle traversée de part en part d'images, sortes d'écrans réalisés par la fiction et l' écriture qui propulsent le lecteur par-delà l' espace biographique régi par le temps des horloges et les références sociales et géographiques, vers celui plus riche, de la durée. La Soif et Les Impatients (1956 et 1958), deux oeuvres de jeunesse, greffent sur la composante sociale des personnages un violent désir de "création de soi" qui s’exprime par des figures originales du "jeu de la vie" que la romancière s’amuse à faire et à défaire, peu attentive aux grandes mutations sociales et politiques du moment. Pourtant, malgré cette distance par rapport aux événements de l’époque, (la guerre d'Algérie entre alors dans sa quatrième année), Les Impatients, par quelques aspects fragmentaires, participe à la parole critique en mettant en scène des personnages révoltés contre la bourgeoisie passive et sclérosée, exprimant leur différence intérieure, c'est-à-dire, un questionnement qui suscite des formes d'accès à un espace autre. Modifiant leur propre rapport à la vie et à la société, les personnages de La Soif et des Impatients, par certains indices de l'appartenance à un ensemble social et par les problèmes qu'ils posent à ce même ensemble (le corps, le couple, la tradition), préparent l’avènement des Enfants du nouveau monde: … La Soif, roman d'intrigues à coloration saganienne, son auteur l'a quelque peu désavoué, affirmant qu'il ne s’agissait que d'un "exercice de style". En fait, sensible au tribunal de l’opinion, Assia Djebar a dû, pendant de longues années, dissimuler la grande tendresse qu'elle avait pour son premier roman, attendant de nouvelles générations de lecteurs capables de comprendre que "pour le personnage de La Soif, la découverte du corps est aussi une révolution importante" . Ces générations ne se font plus attendre. Aujourd'hui La Soif est lu par des centaines de jeunes lecteurs qui disent apprécier "tant la forme que le contenu" . La romancière est satisfaite ; La Soif "c'était, dit-elle, un air de flûte qui continue à être entendu, et qui continue à être juste." C'est aussi avec cet air de flûte que fut La Soif, que s’est manifesté chez la romancière un certain art de la création, celui qui consiste à réussir les nuances. L’art des nuances, en étant simultanément source et appel de sens, instaure dans les productions suivantes une complexité qui sauve complètement un roman comme Les Enfants du nouveau monde d'un didactisme pesant trop conforme au modèle dicté par la nécessité de l’engagement. Des Enfants du nouveau monde à L’Amour, la fantasia, le procès que fait la romancière aux courants rétrogrades de la société s’ordonne à l’intérieur de ce nuancier qui au fur et à mesure que l' oeuvre évolue, met en place une synchronie et produit l’illusion d'une totalité complexe des problèmes qui entravent la promotion de la femme en particulier, de sa société en général. Cependant, on cherchera en vain dans l' oeuvre, une tentative de reconstruction massive d'un monde par des effets descriptifs redondants et fortement motivés qui donneraient l’illusion de tout dire sur une tranche de vie, une catégorie sociale ou une époque historique. On y trouvera plutôt un ensemble de personnages, pour la plupart des femmes, osmose de composantes en perpétuel dialogue pour la restitution de leur être psychologique et social. » “The shears of the censor: notes on excision, imprisonment and silence – ruminations on censorship”, William Gass, Harper’s Magazine, April 1997 Decades ago, when I was a young and very junior ensign in the U.S. Navy, I was ordered to censor the crew’s mail before it left our ship. […] Some sailors would be salacious even when they knew (perhaps because they knew) a stranger would read over their words, but that awareness had to inhibit many, and stopper their feelings. The self censors itself because it does not want to receive or inflict pain. The truth, of course, is a casualty. Recently I had the pleasure of delivering the encomium for the Algerian writer Assia Djebar when she was awarded the Neustadt International Prize for Literature. Her novels and stories concern themselves with the condition of women in her native land, a country from which she has been, because of her pen, exiled. Reading her, one realizes that censorship is not merely a media matter but takes many forms, and perhaps the most pernicious is the censorship of the body. If you put a person in prison because of her words, you are punishing her body only incidentally. You wish to stop her mouth from voicing her thoughts, thoughts that you would see silenced, frightened into formlessness. But women in many Muslim countries are persecuted precisely because they have bodies, because they have faces, breasts, thighs, because their private parts are prizes and may give pleasure to the male, provide him his heir, and sometimes – Allah forbid! – disgrace him. Assia Djebar lays bare what has been concealed. She reverses the cut of the censor’s shears. To expose, to lay bare – what an extraordinary and daring accomplishment. How many of concealment had to be removed? Seven veils? And each one symbolic, through and through, of political, sexual, and education entitlement. Algerian women… their feelings held out of sight in their veiled heads, their ears, allowed to hear prayers, their eyes given them to weep with, their fists to beat upon their chests, their mouths for ritual wailing, their Arabic softened as when women speak to women; kept in closed compounds, weighed upon by husbands who have been arranged for them, then fondled like a pipe stem; their entire life and outlook surrounded by the plans of men and the cruel and stupid tyrannies of male “-isms,” by a land, for women, empty of openness or opportunity; followed always by death as though they were a bone to a starved dog, by a death that will claim them when they become worn and ill and thin from bearing the children they will see sicken and die before they see their own death in the doorway… Algerian women: who shall break open their silk cells and let them fly in the light? If I fear the superior sensuality of women, I can try to deny them their pleasures and soothe my nerves with a clitoridectomy. A woman can no longer withhold herself from me, for I have withheld her pre-emptively. Her sexuality has been censored. More and more my little Navy scissors seemed obscene, my oversight mere peeping, my operations a form of malpractice. I cut along faintly blue ruled lines. It was perhaps the cruel removal of an ongoing, a greeting, from the simplest message that troubled me most. And the loved ones or friends who received and read the letters, how would they feel when they saw after “much love” that rectangular excision? So I just sealed and stamped “passed,” kept my scissors closed, my eyes averted, my time saved, and my conscience salved.” Valérie Marin La Meslée, « De L’Histoire à la Mémoire » Le magazine littéraire, juin 2002 sur l’émission « Droit d’auteurs : Assia Djebar », le 1er juin 2002 sur France 5. … Assia, « celle qui console », comme l’auteur s’est rebaptisée pour l’écriture, elle qui, de livre en livre, continue ce mouvement de création dont cet entretien passionnant avec Frédéric Ferney donne l’idée : la rencontre a lieu sur une péniche, le dialogue s’élabore au fil de l’eau. Et quelle richesse que ce parcours qui commence sous le regard du père avec la poursuite des études, à 11 ans, plutôt que l’itinéraire tout trace vers les demeures fermées des femmes de son Algérie natale. La langue est au cœur de cet échange, ce français imposé à la fillette arabe qui va à l’école française, mais aussi la condition de la femme, la circulation des corps, des idées, par l’université, et toujours cette liberté de pas à travers les rues du monde. Assia Djebar a visiblement séduit son interlocuteur, et le téléspectateur cède à son tour sous l’emprise de cette conviction douce qui, du cinéma au roman, de l’essai à l’autobiographie, inscrit au cœur des pages la relation à son douloureux pays et la vigilance de la plume répondant à l’appel de la transgression. La soif est toujours là. Cathérine Bédarida, « Assia Djebar, pas à pas », Le Monde Télévision, dimanche samedi 1er juin, 2002, p. 35. … Marcher dans la rue, c’est un besoin, un plaisir, c’est « la première liberté », dit-elle. Un geste tout simple pour les adolescentes européennes, un luxe incroyable pour une jeune Algérienne des années 1950. Quand la moitié d’une société – les femmes – est interdite de sortie dans l’espace public, marcher devient un acte de transgression…
Dans les années 1980, après des allées et venues entre France et Algérie, elle s’installe à Paris, mais retourne une dizaine de jours par mois à Alger.
« C’est en marchant dans la rue que j’ai senti la montée de l’islamisme. Peu à peu, j’ai observé qu’il y avait de moins en moins de femmes dans les rues et les transports publics. »
Aujourd’hui, Assia Djebar marche dans Manhattan, mais continue d’écrire en français, comme en témoigne son dernier roman, La femme sans sépulture.
Assia de New York, Judith G. Miller, Chair NYU French Department, 2003
… En tant que collègue, je voudrais vous dire notre fierté – nous, du Département de français à New York University – de compter parmi nous cet esprit créatif et généreux, cette présence intense et parfois espiègle. Assia Djebar est adorée par ses étudiants américains et admirée par l’Université qui, en reconnaissance de ses seize volumes de fiction, nouvelles et méditations, de ses opéras et ses films, lui a accordé l’année dernière le titre de « Silver Professor », titre accordé à quelques quinze collègues seulement sur les 4000 professeurs et chercheurs de New York University. Elle se place ainsi parmi ceux qui sont considérés comme les phares de notre vie académique, ceux qui nous aident à continuer à croire dans notre travail intellectuel… Pouvez-vous la voir, notre Assia Djebar à nous, déambulant dans la 6ème avenue à New York, composant tranquillement les lignes de son prochain roman au milieu d’une foule de New Yorkais en perpétuelle vitesse ? Pourriez-vous l’imaginer, en visite dans mon cours de théâtre racontant la genèse de sa seule pièce, Rouge l’Aube, qu’elle venait de relire après quelques quarante années – et qu’elle critiquait allègrement ? Ce jour-là elle nous livre, à mes étudiants et à moi, quelques fondements de sa francophonie à elle : surtout la tension salutaire – pour l’écriture en tout cas – d’une pensée diglossique, une seule langue faite de deux et même de trois et donc une négociation constante, une mouvance vigilante entre des façons d’apercevoir et de capter le monde. Dans Rouge l’Aube, il y a trois personnages et à peu près trente-cinq autres qui peuplent un certain nombre de villages algériens, villages qui donnent naissance dans leurs entrailles – littéralement et de façon métaphorique – à la Révolution algérienne. De tout ce monde – alternativement exalté, déterminé, et en souffrance, deux personnages préfigurent l’œuvre à venir, et nous montrent même, peut-être, l’écrivain qui accouche d’elle-même. Je parle du Poète « homérique », à la fois visionnaire et ancré dans le quotidien, récitant pour donner du sens au temps et pour créer un temps nouveau. Je parle aussi de la Fille – sœur, amante, guerrière – qui s’éveille à une vie qui fera éclater les murs de sa maison-prison.
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