Jacques Berque. « Médinas Souterraines », 1985
L’analyse d’une parole découvre sous la vie des mots le mouvement des hommes qui les agitent, les indices croisés des origines, les liaisons à une histoire, à un sol et à de mystérieux contreforts de l’être. Or, la parole, dans beaucoup de sociétés, n’est pas une, ayant été brisée par trop d’apports reçus ou par l’effraction subie. Que le langage du Maghreb soit un langage brisé, est-ce pour lui richesse ou faiblesse, et dans quelles perspectives du temps ? Il serait réconfortant, mais trop simple, d’y opposer au seul idiome national, l’arabe, ressurgi comme tel depuis l’Indépendance, l’usurpateur que serait le français. Car où situer la berbérophonie ? Et comment accorder l’un à l’autre, dans leur rôles respectifs, l’arabe coranique et ses projections classiques, le dialecte de tous les jours, à parentés bédouines, et cet arabe médian rejailli depuis l’Orient et qui tente de compenser, par ses consonances dans l’authentique, une inquiétante banalité ?
Pour revenir au français, il garde, peut-être même étend ses assises dans l’usage commun. Mais c’est une autre de ses valeurs qui va ici nous retenir, comme elle a retenu Assia Djebar : à savoir sa capacité d’écriture, celle qui, dès les premières subversions de la conquête, s’était étalée en correspondances, mémoires, archives, envahit le public en assiégeant le privé, investit la quotidienneté par le journal, s’offre comme outil littéraire enfin, au point que la littérature francophone du Maghreb soit aujourd’hui la plus abondante. Du reste, ne nous hâtons pas d’en conclure à la victoire d’une textualité sur une autre. L’écrit et la parole arabes ne font que de renaître au Maghreb. Mais il n’est que trop vrai que le climat colonial avait refoulé l’un et l’autre dans une double pénombre : celle de l’enseignement traditionnel et celle de l’éthique famiale.
Or voici qu’au cœur de la famille hérissée d’interdits, au secret de la vie d’une petite fille, l’écrit d’invasion venait alors prendre valeur libératrice, non sans réveiller scrupules et rancunes. Autour de cet être qui lentement se révélait à lui-même, l’histoire, en effet, aura été brutale. A l’envahisseur une résistance acharnée s’était opposée, de même qu’à l’effort de libération s’opposerait une répression terrible. La narratrice n’ignore rien de ces conflits. Elle n’en tait rien. On dirait qu’elle veut s’ensanglanter davantage au paradoxe d’écrire dans la langue de ceux qui, pas si loin de son propre terroir, avaient commis les Oradours des grottes du Dahra : des tribus qu’on enfume dans leurs refuges souterrains. Et ne disons rien des ratissages, interrogatoires, exactions de la dernière période… Mais elle ne cèle rien non plus des longues occultations de la vie féminine de son enfance, ni de mutisme, croyait-elle, de l’amour arabe, lequel avait pourtant jadis proféré l’incantation incendiaire d’Imru’l-Qays : Je l’attire par les deux tempes, elle sur moi se laisse aller, grêle de taille, pulpeuse à ses bracelets de cheville/ vers moi quand elle se tourne exhale son parfum, brise d’est porteuse d’une odeur de girofle…
Mais c’est alors Musset et Baudelaire que murmurait l’adolescente. Le système que l’on vivait, et où le gynécée maintenait intactes ses défenses contre l’agresseur, le faisait au prix de telles contentions morales et sociales que tout comportement de refus, d’évasion ou même de progrès, en fût réduit à l’emprunt de l’autre idiome, ou du moins de son expression écrite : « Quand j’écris et je lis la langue étrangère [mon corps] voyage, il va et vient dans l’espace subversif, malgré les voisins et les matrones soupçonneuses ; pour un peu, il s’envolerait ! » (p. 208) Mais l’envol est tenaillé par le souvenir. Heureux le croyant qui trouve dans son dhikr une plénitude pure, un souvenir chargé d’avenir. La romancière, rebroussant en elle-même le français à quoi tient une part de sa vie et l’exercice de son talent, convoque des images de guerre et d’enfermement et de désir. L’altercation est fouillée jusqu’à ses profondeurs où son ambiguïté la change en étreinte. Ainsi l’analyse remontante d’un langage, qui est aussi bien celui de l’aventure d’un peuple que celui d’une vie et d’un corps individuels, mène-t-elle Assia Djebar, de ce matin d’été 1830 où la flotte d’invasion découvre Alger, à ces noces d’amants algériens traqués à Paris par la police, et jusqu’à ce zaghrit ou « cri nuptial » qui s’achève en sanglot. « J’entends le cri de la mort dans la fantasia ». Entre temps auront défilé, outre une somptueuse cavalcade du mahdi Bou Maza, maintes vicissitudes de sensualité et de douleur. La flambée romanesque, la réflexion sociologique, le récit semi-biographique ou prolifant d’autres personnages, des élans de lyrisme enfin se partagent un livre de facture complexe, et qui porte le lecteur bien loin du classicisme méditerranéen de Camus. Ce discours, où l’on croit entendre les halètements d’une conscience déchirée, fait mieux que plier le français à ses véhémences. Il l’emplit…
Dirons-nous qu’il le rapatrie? La réponse ne nous appartient pas.
Jacques BERQUE Assia Djebar, L’amour, la fantasia. 260 p. J.C. Lattès, 1985
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