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Ombre sultane, J.C. Lattès, 1987

          Ombre Sultane, Albin Michel, nouvelle édition prévue en 2006

* Deuxième volet d’un Quatuor algérien

Réception française, extraits

 

 

Ombre sultane Philippe Gardenal

Review for Ombre sultane, Le Monde Livres La Libération n° 060587

 

 « Dans mes deux premiers livres, admet la romancière, j’avançais voilée. Dans le quatuor, je me montre… » Des femmes qui s’exposent aux regards sans porter de voile on dit, en arabe, qu’elle sortent « dénudées »… Grâce à la longue et sororale quête d’Assia Djebar, les destins frustres et tenus de ces recluses acquièrent la grandeur de ceux des princesses : ombres et sultanes, ces femmes aspirent à un autre sort par la voix de celle qui a su, pour elles, prendre la parole. 

 

« L’infinie blessure des épouses » Ombre sultane d’Assia Djebar : quand les Algériennes rêvent de jeter le voile, Josyane Savigeau

Le Monde n° 290587 May 1987

 

 

Ce récit, qui mêle violence et douceur, sécheresse de l’abandon et moiteur du hammam, Assia Djebar l’a voulu très poétique. Il faut se laisser porter par cette écriture méditerranéenne pour comprendre l’infinie blessure et la longue bataille des épouses, du rêve de dévoilement à la décision de jeter le voile, de la colère des hommes face à une femme « nue », au rire d’une jeune femme, cheveux au vent.

 

Dans la fresque maghrébine, entreprise en 1985 avec L’Amour, la fantasia, Assia Djebar, oscillant entre espoir et désespoir, n’en a pas fini de dire la nuit des femmes et leur lutte pour pouvoir, enfin, regarder le soleil en face.

 

 

 Notes de Lecture, 85, Guy Teissier

« Notre Librairie » Octobre 1988

 

Dès la page de titre, Assia Djebar informait le lecteur : « Ombre sultane est le second volet du quatuor romanesque commencé avec L’amour, la fantasia ». Qu’on ne s’attende pourtant pas à retrouver d’un livre à l’autre personnages et intrigue, à la manière du Quatuor d’Alexandrie de Durrell.

 

Dans ce second volume, nul tressage en écho – comme dans les deux premières parties de L’amour, la fantasia, d’une minutieuse réécriture de l’histoire coloniale (prise d’Alger ou enfumades) répondant aux souvenirs doux-amers d’une enfance dans l’Algérie française ; nulle allusion, non plus, au rôle pendant la guerre de ces femmes qui dans un vaste chœur polyphonique disaient leurs luttes, leurs souffrances, leurs espoirs désormais tus. Mais en donnant à une aventure individuelle valeur de symbole, en chargeant d’accents personnels une intrigue romanesque, Assia Djebar continue bien son projet. Après avoir redonné aux femmes de l’histoire (ancienne et récente) le droit à la parole, au cri (même si c’est pour dire l’amour ou le plaisir), elle incite la jeune épouse du Maghreb à « sortir de ce harem que continuent à lui façonner » la prudence des mères, la jalousie des hommes, la réprobation de la société, la reproduction de la société, la gloire des maternités.  Dans des pages magnifiques qui disent de l’intérieur le trouble, l’appréhension, l’excitation, la surprise de la découverte dans la transgression, elle invite à ôter le voile.

 

Démarche courageuse, dans la ligne directe des œuvres antérieures, romanesques et cinématographiques, d’Assia Djebar. Démarche sans trop d’illusions. L’amour, la fantasia attendait « le coup de sabot à la face (…) [de] toute femme dressée libre ». Ombre sultane, de même, constate qu’après une aurore si lente « déjà, de toutes parts, le crépuscule vient nous cerner ».

 

Sans illusion, mais convaincue et décidée, Assia Djebar parfait son œuvre d’écrivain(e) en unissant dans une complexe architecture, musicale (plus claire sans doute dans ce dernier roman) l’acuité d’une approche sociologique, le velouté des souvenirs de l’enfance, la perspicacité dans l’analyse des mythes, le frémissement d’une sensibilité et d’une sensualité personnelles, le jaillissement dans les mots, les phrases françaises d’un imaginaire authentiquement maghrébin. Elle qui, il y a très longtemps, s’était fixé comme la règle de conduite : « Retrouver la tradition arabe de l’amour à travers la langue de Giraudoux » (Dans l’article d’Assia Djebar, « La romancière dans la cité arabe », paru dans Europe, n° 474, en octobre 1968.)

 

Ombre sultane est un beau livre. On attend les volets suivants de ce quatuor passionné.

 

« Le dedans et le dehors » Lettres algériennes Article d’Isabelle Rüf (Suisse)

L’Hebdo 27 avril 1987

 

A peine terminé le montage de son deuxième film, Assia Djebar écrit L’Amour, la fantasia.

 

Publié en 1985, le roman rencontre un très grand succès. […] Pour parler de ce roman, le premier d’une tétralogie, l’écrivain reprend la métaphore de la maison arabe. Il figure l’antichambre, le passage. Ou encore la voix grave du violoncelle dans le quatuor.

 

Le deuxième volume de cette nouvelle époque aurait dû s’appeler Harem. Le mot désigne le lieu du secret, la chambre d’amour avant d’être un endroit de captivité. Mais il est trop entaché de fantasmes occidentaux. Assia Djebar a préféré Ombre sultane pour désigner le cœur de la maison, l’endroit intime. Deux femmes parlent. Epouses successives d’un même homme, elles ne sont pas rivales mais victimes d’un même malentendu que les rapports entre les sexes. La première, qui ressemble à la romancière, a quitté l’homme pour échapper à l’enfermement, parce qu’il ne pouvait pas tolérer son indépendance.

 

La vie de couple, qu’elle croyait un progrès, a échoué. Elle a choisi en secret une deuxième épouse pour son mari, la douce Hajila. Pour la famille de la petite, l’appartement moderne, le confort représentent une promotion sociale inespérée, la possibilité d’une vie meilleure pour toute la famille. Passive, soumise, la jeune épouse accepte « l’homme », comme elle appelle son mari, les enfants nés de ses premières amours, attend dans le secret de son « harem » moderne qu’ils rentrent du dehors. Mais un jour, à son tour, elle découvre le monde extérieur, abandonne le voile, se « libère ». […]

 

Au bout de compte, les deux femmes se retrouvent solidaires devant la déraison masculine. Leurs voix alternent. Celle de la jeune femme soumise, qui parle avec la respiration de la langue arabe, pleurant d’une douleur qui s’étonne d’exister. Celle de la femme « libérée » (Assia Djebar se méfie des termes génériques) qui se souvient avec bonheur des longues années d’amour et le malheur de ne pouvoir le garder. Au risque de voir s’évanouir les images qu’elle évoque.

 

Ce roman magnifique n’a rien d’une démonstration sociologique. Sa polyphonie joue sur la musique des métaphores arabes et sur le lyrisme de l’amour célébré. « Les allées du malheur sont très exploitées, dit Assia Djebar, ce qui m’importe, c’est le bonheur. Je sais qu’il se trouve dans des faits très simples. C’est cela qu’il faut explorer. »

 

Au terme de la tétralogie, la romancière aura retracé très loin l’histoire de son pays, … Elle en aura dévoilé aussi le passé proche. Au terme de la tétralogie la romancière sera peut-être prête pour l’autobiographie…

 

 

Mireille Calle-Gruber, « Ombre Sultane ou le droit à la séparation», Assia Djebar, ou la résistance de l’écriture, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001.

 

Dans le titre, étrange du roman d’Assia Djebar Ombre Sultane, j’entends s’inscrire les noms de l’Autre. Deux noms entre lesquels se déroule l’écriture du livre ; entre lesquels balbutie et se cherche un sujet pas encore sujet, un soi qui ne sait qui, où, c’est « soi ».

 

Le secret

 

C’est bien là, d’abord, dans cette fragilité exposée de l’existence, qui se situe le charme singulier des livres d’Assia Djebar : où il est donné à la lectrice, au lecteur, de suivre les ignorances, les tremblements, les brusques déchirures tel un éclair, soudain entrevues et sitôt refermées, de la vie secrète dans le cours de la vie quotidienne.

[…]

 Et cette vie secrète des êtres et des textes, qui est la beauté de la beauté, la présence de l’échappée, le sens sous les significations, qui irradie et doit, pour ce faire, rester enfouie, au fondement, cette vie secrète finit par induire dans le récit des courants inverses, des trajets alternés et alternatifs, des indices positifs et négatifs. Le cheminement de la vie secrète détourne des choix tranchés, des ruptures irréversibles, des départs sans retour. C’est au contraire dans la dualité, dans le duel et le duo – Ombre Sultane est à cet égard exemplaire, exposant la lutte avec l’Homme, le chant alterné des biographies de femmes, l’entrelacs des récits et des mises en scène – que le secret travaille. Que le secret secrète. En fait son œuvre de lumière et de liberté au cœur des contraintes de la vie codifiée.

 

Autrement dit, et c’est ce qui fait, outre l’émotion lyrique des textes, leur force éthique, Assia Djebar ne chante jamais la libération qui porterait à reniement, ni le féminisme ni l’occidentalisation qui seraient au prix de l’amputation des racines, ni le choix « une fois pour toutes » de l’une ou l’autre langue, ou culture ou terre, de l’un ou l’autre pays, de l’Occident contre l’Orient. Mais elle s’efforce de conter « cet occident de l’Orient » (p. 172). Elle sait qu’elle est dans le passage, passage, passante. Que le chemin de liberté est secret, à chacun(e) singulier et tortueux, qu’il y faut l’arabesque, le filigrane, le qalam patient du poète, les accords désaccords du luth – Luth intitule le final du roman – ; et que l’aube peut porter, en un rien, en un instant, au crépuscule (les deux termes se trouvent l’un au commencement l’autre à la fin du final). 

 

[…]

 

Pour Assia-Isma-Schéhérazade, l’enjeu est de faire chanter la langue et pour cela d’organiser le dispositif de ses écarts aux lieux communs des discours. Parmi les stratégies narratives auxquelles elle a recours, j’en retiendrai une ici : le recel des voix. Les deux entrées du dictionnaire pour ce terme de « recel » permettent de cerner le raffinement qui régit l’architecture textuelle d’Ombre Sultane. […]

 

Assia tresse dans son roman les deux définitions, la première marquant la nécessaire dualité pour que la seconde se vérifie. Il faut être deux pour pratiquer le recel ; il faut le récit d’Isma pour qu’Hajila donne lieu en elle à une intériorité clandestine, cache le trésor de découvertes dérobées et l’émerveillement qui s’y attache. Il faut que l’une dérobe à l’Homme la liberté pour la donner en garde à la sœur concubine, qui la cèle sous le voile et lui assure croissance – jusqu’à sortie définitive à la lumière. Mais non moins, il suffit qu’Hajila la co-épouse ait veillé sur Mériem, la fille d’Isma, recelant ainsi le trésor de salvations futures, pour rendre possible à Isma le retour aux enracinements d’origine et aux responsabilités maternelles.

 

[…]

 

Ces minuscules séparations performatives dans le récit font de la narration un exercice de liberté ; du texte romanesque, les intervalles du discours ; l’espace de surprenants retraits. En fait, c’est, dans la répétition des histoires, la voix qui recèle des trésors inouïs. Ce qui vibre dans le Logos et prend ses distances vis-à-vis des significations attendues, c’est Phonè – l’âme de la langue.

 

Kasereka Kavwahirehi, Ombre sultane d’Assia Djebar et les « Forces de la Littérature », Etudes Littéraires, vol. 33, n. 3, automne 2001 [2002], Algérie à plus d’une langue, sous la direction de Mireille Calle-Gruber, p. 51-64.

 

« Ombre sultane qu’on pourrait lire comme la quête d’une « entretien infini » entre Hajila et Isma révèle l’écriture chez Assia Djebar comme un désir de l’autre qui doit rester l’autre – tu – pour que je soit ; un processus d’accompagnement, de transformation, processus aussi de libération de soi impossible sans l’autre, du prochain. « Etre avec l’autre », dit Henri Bauchau dans un poème, « être avec le vivant ». […]

 

Bref, comme Assia Djebar le dit dans la nouvelle « Les morts parlent » et le suggère dans Ombre sultane où, évoquant les Mille et une nuits, elle dit prendre la place de Schéhérazade et transformer « le lit d’amour et de mort […] en trône de diseuse », être écrivain, c’est être « diseuse », « par simple souci de rendre compte… amplifier ce qui arrive par les mots, des inflexions, des soupirs effilochés et en faire des ballons d’espoir et des gouffres d’alarme ».

 

 

Assia Djebar « L’Amour, la Femme » interview sur Ombre sultane, archive personnelle

 

- Tous vos romans parlent d’amour, des joies de l’amour, mais aussi de ses déceptions. Ombre sultane propose à ce sujet un étonnant diptyque.

 

C’est un roman que j’ai commencé avant L’amour, la fantasia et dont j’ai, pendant plusieurs années, porté l’idée. Je l’ai laissé de côté pour écrire L’amour, la fantasia. Puis je l’ai repris. Pour la première fois, j’ai éprouvé à l’égard du personnage, Hajila, comme un contact de chair. Peut-être parce qu’elle n’est pas moi, sa présence s’imposait au fur et à mesure que j’écrivais. Et j’avoue ne pas en être encore détachée. Tout le roman s’est organisé autour de la douleur de Hajila, une douleur aveugle. Je n’ai jamais souffert le genre de situations où elle se trouve, mais avec elle me revenait le souvenir de ces femmes dont on m’a parlé, que j’ai connues enfant, mais dont je n’ai compris le destin que plus tard. Elles surgissent dans la deuxième partie, « Le saccage de l’aube » ; réminiscence de tout un peuple de femmes des générations précédentes… femmes que je ne dirai pas opprimées, le terme n’est pas assez fort, ou il est trop général. Mais dont l’humiliation se vit dans le silence ; des drames simples et tragiques à la fois, jamais pris en compte ni par la parole, ni même par la littérature populaire et orale féminine, qui est pourtant la voix d’une résistance collective. Leurs douleurs, leur défaite ne sont connues que par les récits qui se font de femmes à femmes. Qui ne se font plus aujourd’hui, peut-être… Leurs histoires constituent une sorte de passé commun à Hajila et à Isma.

 

-         Mais Hajila se distingue de « ce peuple de femmes » réduites à des ombres. Elle n’est pas si différente de Isma dont elle a la vigueur, la force. Dans les commentaires de presse que j’ai pu lire, on insiste bien trop, selon moi, sur son caractère effacé.

 

C’est précisément ce qui m’a intéressée, je crois. A l’origine, la question qui se posait pour moi, c’était : comment une femme, quand elle se décide pour la première fois à sortir en enlevant le voile, marche dans la rue, comment elle se pose en pleine lumière, comment elle baisse les yeux ou comment on la regarde. Rien ne la prépare à cet acte : sortir. Elle est démunie, elle a toujours été apparemment passive, acceptant les traditions et les usages de son milieu social. Et pourtant, Hajila prend sa liberté de mouvement. Par une sorte d’intuition ou d’entêtement, sans voir les choses clairement, sans les penser, en commençant par les gestes, par le corps. Elle est amenée à sortir sans voile bien sûr parce qu’elle vit en Algérie ; c’est évident, même si ce roman ne situe l’action ni dans un temps déterminé, ni dans un lieu nommément précisé. Le problème se poserait autrement en Arabie saoudite, par exemple. Mais ici, quand elle sort, voilée en voiture avec son mari, elle voit dans les rues des femmes qui ne vivent pas comme elle, comme cette jeune mère, sans voile, qui dans un square rit en levant un enfant dans ses bras. La vie en Algérie propose différents modèles qui s’influencent les uns les autres. Hajila est aussi poussée à sortir à cause du mariage « arrangé » qu’elle a fait. L’appartement ne peut être pour elle un lieu de vie. Elle s’y sent de passage, comme une gouvernante, et quand le mari et les enfants sont sortis, elle s’y retrouve en étrangère.

Mais le livre ne raconte pas seulement la douleur de Hajila, il évoque aussi les nuits d’amour de Isma.

 

-         Justement est-ce que ces nuits heureuses ne deviennent pas dérisoires quand on les juxtapose avec les tristes expériences de l’amour de Hajila ou des femmes que présente la deuxième partie du roman ?

 

Le roman veut faire le procès de l’homme, qui, quelle que soit sa partenaire, recommence le même échec et établit des rapports de totale incompréhension. C’est lui le plus triste, au fond.

 

-         Il est durement traité par le roman.

 

Mais existe-t-il vraiment ? C’est sur le dialecte des femmes qu’il est construit. Je m’explique. J’ai vécu dans un milieu familial heureux, je l’ai dit dans L’amour, la fantasia, mon père et ma mère se sont toujours aimés. Autour de moi, il y avait des femmes malheureuses, mais aussi des femmes heureuses, selon un schéma moyen. Ce qui est intéressant cependant ce sont les expressions que les femmes emploient entre elles pour parler du mari, « pilier de la maison », certes mais aussi, hélas, « l’ennemi » !

 

Review Ombre sultane, Actualité de l’émigration

 

Le livre refermé, on garde en soi longtemps la musique qui le parcourt, qui porte cette voix de femme qui sait si bien dire l’amour, la sororité, la soumission et la révolte des femmes, l’amour des lieux aussi : des patios, des terrasses, du hammam…