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On Assia Djebar
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L’amour, la fantasia, J.C. Lattès, 1985. Albin Michel, 1995.

La réception française, citations

 

Jean David, V.S.D., « L’amour, la fantasia », n° 400, 2 au 8 mai 1985:

Puisque Assia Djebar y tient, nous appellerons son roman L’Amour, la Fantasia. Mais il s’agit bien plus que cela… Assia Djebar, qui s’est imposée en quelques livre au tout premier rang des écrivains de son pays, l’Algérie, mêle habilement ses propres souvenirs d’enfance à l’évocation du passé lointain, la conquête par les Français en 1830, et du passé récent, la guerre d’Indépendance. La France et l’Algérie ont partagé et partagent une histoire de sang et d’amour, de cruauté, mais de fête, de désir et de haine, avec des coups d’épée, des coups de fusil, des coups de cœur et pas mal de coups de rein.

 

Mais à travers l’histoire telle que la conte Assia Djebar une vérité enfouie se fait jour, une vérité ancienne, comme au rebut, celle de la femme, de l’Algérienne, allant de l’étouffoir d’autrefois, du « bruissement des femmes reléguées », à la participation militante aux combats du maquis. Vérité des « cloîtrées-vives » des temps anciens, de l’amour difficile, et des quatre langues pour le dire : le français pour le secret, l’arabe, le libyco-berbère, et le corps, le corps surtout, par la transe, la danse, la vocifération. De l’odeur d’amour, de viol plus que de séduction, de l’émotion de la prise d’Alger il y a cent cinquante ans, à l’arrachement d’il y a vingt, c’est comme si la voix d’une femme appelée Algérie venait crier ce qui échappe aux historiens, aux analystes, aux commentateurs, aux politiciens, bref : aux hommes.

 

Histoire d’une longue fièvre qui nous fait aller d’un bord à l’autre de la Méditerranée, revive les instants de paix, les fraternités fugitives ou durables, la communauté d’enfance entre la petite Arabe et la fille du gendarme bourguignon, et les retours de la violence. Accomplissement sauvage d’un destin qui n’a pas dit son dernier mot. Un beau livre comme celui-ci, entre la France et l’Algérie, écrit dans un français somptueux, tel qu’il brûle et rayonne entre nos mains, et malgré le crime, le sang, tous les déchets de l’imposture, c’est du pain partagé.

 

C’est comme si la voix d’une femme appelée Algérie venait nous crier ce qui échappe aux historiens, aux analystes, aux commentateurs, aux politiciens, bref, aux hommes.

 

Jacques Berque « La Mémoire longue d’une romancière maghrébine », Le Nouvel Observateur, n°1086, 1985 :

La narratrice n’ignore rien de ces conflits. Elle n’en fait rien. On dirait qu’elle veut s’ensanglanter davantage au paradoxe d’écrire dans la langue de ceux qui, pas si loin de son propre terroir, avaient commis les Oradours des grottes du Dahra […]

 

Mais elle ne cède rien non plus des longues occultations de la vie féminine de son enfance, ni du mutisme, croyait-elle, de l’amour arabe, lequel avait jadis proféré l’incantation incendiaire d’Imru’al-qays : Je l’attire par les deux tempes, elle sur moi se laisse aller, grêle de taille, pulpeuse à ses bracelets de cheville vers moi quand elle se tourne exhale son parfum, brise d’est porteuse d’une odeur de girofle… »   […]

 

« Heureux le croyant qui trouve dans son dhikr (rappel d'algues religieux, en forme de litanie) une plénitude pure, un souvenir chargé d'avenir. La romancière, rebroussant en elle-même le français à quoi tiennent une part de sa vie et l'exercice de son talent, convoque les images de guerre, d'enfermement, et de désir. L'altercation est fouillée jusqu'à ces profondeurs où son ambiguïté la change en étreinte. Ainsi l'analyse remontante d'un langage, qui est aussi bien celui de l'aventure d'un peuple que celui d'une vie et d'un corps individuels, mène-t-elle Assia Djebar, de ce matin d'été 1830 où la flotte d'invasion découvre Alger, à ces noces d'amant algériens traqués à Paris par la police, et jusqu'à ce zaghrit ou cri nuptial qui s'achève en sanglot. « J'entends le cri de la mort dans la fantasia. » Entre-temps auront défilé, outre une somptueuse cavalcade du mahdi
(chef de guerre sainte, s'autorisant du millénarisme populaire) Bou Maza, maintes vicissitudes de sensualité et de douleur. La flambée romanesque, la réflexion sociologique, le récit semi-biographique ou profilant d'autres personnages, des élans de lyrisme enfin se partagent un livre de facture complexe, et qui porte le lecteur bien loin du classicisme méditerranéen de Camus.

Ce discours, où l'on croit entendre les halètements d'une conscience déchirée, fait mieux que plier le français à ses véhémences. Il l'emplit d'une sorte de latinité africaine. Un pas de plus? Il se
l'approprie, le transforme. Dirons-nous qu'il le rapatrie? La réponse ne nous appartient pas.

 

 

« Dialogue avec Andrée Chédid », Nomade entre les murs, pour une poétique frontalière, sous la direction de Mireille Calle-Gruber. Maisonneuve & Larose et L’Académie Royale de Belgique, 2005.

 

Andrée Chédid : C’est un livre que j’ai beaucoup aimé. Dans L’amour, la fantasia, il y a cette phrase qui est tellement importante et qui dit si bien l’inconnu qu’est l’autre et le trouble du désir de lui qui est inatteignable : « Ainsi mon œil reste fasciné par le rivage des autres ». A l’intérieur de ce roman, il y a des passages en italique, dont l’un Biffures que je trouve particulièrement sublime. Ces passages en italique semblent porter le roman toujours un peu plus loin, un peu plus vers la poésie. Comme vers un arrière-pays de la narration où quelque chose résiste au récit et ne relève pas du racontable. Je lis le passage de Biffures qui est admirable :

 

« Biffure

 

La prise de l’Imprenable… Images érodées, délitées de la roche du Temps. Des lettres de mots français se profilent, allongées ou élargies dans leur étrangeté, contre les parois des cavernes, dans l’aura des flammes d’incendies successifs, tatouant les visages disparus de diaprures rougeoyantes…

            Et l’inscription du texte étranger se renverse dans le miroir de la souffrance, me proposant son double évanescent en lettres arabes, de droite à gauche redévidées ; elles se délavent ensuite en dessins d’un Hoggar préhistorique…

            Pour lire cet écrit, il me faut renverser mon corps, plonger ma face dans l’ombre, scruter la voûte de rocailles ou de craie, laisser les chuchotements immémoriaux remonter, géologie sanguinolente. Quel magma de sons pourrit là, quelle odeur de putréfaction s’en échappe ? Je tâtonne, mon odorat troublé, mes oreilles ouvertes en huîtres, dans la crue de la douleur ancienne. Seule, dépouillée, sans voile, je fais face aux images du noir…

            Hors du puits des siècles d’hier, comment affronter les sons du passé ?… Quel amour se cherche, quel avenir s’esquisse malgré l’appel des morts, et mon corps tintinnabule du long éboulement des générations-aïeules. »

 

C’est une langue somptueuse où chante l’amour du corps et de la langue. Mais L’amour, la fantasia, c’est aussi la scène du drame entre la France et l’Algérie que vous faites revivre par la mémoire, les archives, les voix étouffées des femmes. Vous donnez voix à ce que l’on ne veut pas entendre, ni du côté français ni du côté algérien.

 

Mireille Calle-Gruber : Ce que dit Andrée Chédid est très juste : il n’y a pas une reconstitution historique de l’Histoire mais une lecture des traces qui est une sorte d’approche archéologique, une archive de l’Histoire. Chacune à votre façon, vous marquez cette distance.

 

Andrée Chédid : Mais moi, je n’ai pas vécu les drames de l’Egypte comme Assia a vécu les drames de l’Algérie. Elle était enfoncée dans le drame, elle l’a vécu à chaque moment…

 

Mireille Calle-Gruber “…Et la voix s’écri(e)ra. Assia Djebar ou le cri de l’architecte” Assia Djebar, ou la résistance de l’écriture, 2001 :

Digraphie: ou la nouba de l’écriture

            Comment être “de plus en plus transfuge” sans être déserteur, passer à l’étranger mais non à l’ennemi, fuir au-delà et en venir à soi? Tel est le dilemme d’Assia Djebar, symptomatique en cela de bien des écrivains de la francophone en quête d’une langue non-hexagonale. Mais l’oeuvre, ici, est en outré exemplaire du travail de création par quoi la quête de la parole identitaire rejoint, fondamental, le souci de toute recherché d’art: inventer une langue.

            Qu’on ne s’y trompe pas: Assia ne cherche ni fusion ni conciliation dialectique d’une culture à l’autre. Et pas davantage la marque d’une opposition de principe. Son écriture voyage: écriture trans. Ecriture-Transes. Ondoie de l’une à l’autre veine, dans la conscience du pas à pas, du trait pour trait. Point de saut ni de transport rapide par métaphore, mais la lenteur des transhumants qui cheminent, font traces, font terre au-delà: trans-humus. L’écrivain transfuge ne déserte pas parce qu’il va à l’essentiel: à l’essence de la littérature c’est-à-dire, au-delà des représentations et des significations – mais à travers elles –, à la retenue des mots révélant musique et poésie. […]

           

            On comprend dès lors combine est emblématique, dans l’oeuvre d’Assia, la nouba arabo-andalouse: ce n’est pas seulement “la langue de ma mère” ni la mère de la littérature; c’est la poésie des fugitives, juifs et musulmans andalous chasses d’Espagne par les rois catholiques à la fin du XVè siècle et réfugiés en Afrique du Nord. L’art des Noubas, suites musicales d’une extrême complexité, que la légende attribue à Zyriab l’esclave affranchi, venu de Perse et installé à Cordoue en 822, constitue un formidable creuset d’héritages hétérogènes – indo-persan, grec, juif, rejoignant celui des troubadours espagnols: ils chantent amour, vin, raffinements des nuits de fête. La nouba, qui est chant des métissages, chant des transhumances, est humus de toutes cultures. Il s’agira, pour l’écrivain-transfuge, de faire du récit en langue française (“je t’aime-en-la-langue-française”, p. 122) une nouba de l’écriture.

           

« Je consens à cette bâtardise, au seul métissage que la foi ancestrale ne condamne pas: celui de la langue et non celui du sang. » (p. 161)

           

Tout l’art d’Assia, et la nouveauté de son entreprise, résident en ce (mé)tissage lequel, conjuguant roman historique, autobiographie, composition fugue, contrepoint vocal, agence le livre selon des subtilités arachnéennes qui l’apparentent à l’arabesque. […]

            Le tissu narratif des récits d’Assia – tout particulièrement celui de L’amour, la fantasia – va s’élaborer selon des impératives rythmiques. A savoir: la multiplicité vocale et focale (vs l’unisson téléologique); la durée, le tenu récitatif (vs la résolution du sens); le continuum d’un axe narrative, sorte de colonne vertébrale (correspondent au rôle de la vielle, rabab dans la nouba) qui permet aux voix des variations-improvisations sur mélodie unique; la composition, enfin, singulièrement calculée, qu’exige cet ensemble et qui, loin de tabler sur une logique d’information narrative, est affaire de partition – partage de l’espace, des plages-pages, des voix, des blancs, des corps typographiques.

            La composition est la garantie du maintien de l’oeuvre: tangible architecture ouvrière, elle assure au livre son allure, sa tenue, tout un équilibre des sons dans la divergence, dans le discord. Cette composition est facteur d’art; mais aussi du seul processus identitaire possible: celui qui oeuvre dans la discorde, dans les signes ambivalents, tells les cris de la fantasia, cris de fête cris de mort; qui oeuvre dans le deuil, “la mémoire nomade et la voix coupée” (p. 255)

 

 

Mireille Calle Gruber, « L’amour-dans-la-langue-adverse Assia Djebar et la question de la littérature francophone » in La Guerre d’Algérie dans la mémoire et l’imaginaire, 2004:

Du despotisme colonial à l’hospitalité dans la langue, de la guerre de libération à la fantasia, du murmure de la langue maternelle non-écrite à l’amour qui s’écrit dans la langue adverse, de la langue étrangère imposée à l’idiome de l’écrivain, tel est l’intervalle, ou plutôt le battement – temporel, cardiaque – dans lequel l’œuvre d’Assia Djebar, Algérienne écrivant en français, aura crû. Je laisse flotter à notre oreille l’incertitude homophonique qui fait entendre ensemble la croissance et la croyance.

 

Croître-croire ; en croire ses oreilles et le corps, expert en rythmes, transes, voix et blessures : tel est bien ici le point nodal que je veux aborder du politique et du poétique au cœur de la question de l’hospitalité.

 

Assia Djebar aura été, ainsi, plus que tout autre et parmi les premières, dans cette vigilance et cette sensibilité des tensions intérieures, revendiquant le combat politique en ces lieux de la langue de poésie (et pas ailleurs : pas la tribune, les journaux, les essais) ; imprimant au texte les re-marques d’une harmonique contre-tendue, les indentations de la reprise, la tension du contrepoint.

 

[…]

 

Je voudrais faire entendre, trop rapidement, la facture de ce travail poétique qui oblige la langue française : l’étrange de l’intérieur, non pas par un apport lexicologique de l’ailleurs qui serait exotisme linguistique, mais par une musique qui traverse la langue et la voise de part en part. Ce faisant, l’écrivain la rend, cette langue, au centuple, démultipliée par l’énergie scripturale. C’est-à-dire ne « rend » rien mais la rend hôte et autre : contre-don. […]

 

L’art du contrepoint en littérature

Je m’arrêterai, pour finir, sur deux dispositifs qui me paraissent majeurs dans la poétique d’Assia Djebar : le contrepoint et la colorature. On le sait, le contrepoint est une discipline musicale – elle a ses règles et ses lois de composition – dont l’objet est la superposition de lignes mélodique. Harmonique – une verticalité des sons – et mélodique – une avancée articulatoire – sont ainsi les deux axes d’une écriture en tension dont on retrouve les fonctions, au plan littéraire, par le travail qu’élabore Assia Djebar entre axe syntagmatique et axe paradigmatique. Quant à la colorature, autre terme musical, elle désigne le chant d’opéra à grandes vocalises, trilles, ornement et caractérise l’art virtuose du soprano lyrique. Le moment où il y a des SONS pas du SENS. L’amour, la fantasia est exemplaire à cet égard, livre qui présente la forme d’une architecture singulièrement raffinée. Y est à l’œuvre l’art du contrepoint.

 

« Le ventre de l’architecte » Sophie Bonne, Les Inrockuptibles, 1995 : Au début des années 80, L’Amour, la fantasia initie un cycle de quatre romans encore inachevé, tétralogie conçue « comme une maison arabe » et dont le premier livre serait le « vestibule » – entrée des premiers colons français en Algérie en 1870, entrecoupée de commentaires féminins saisis près d’un siècle plus tard, lors des premiers pas de l’Indépendance – suivi d’un « patio » – Ombre sultane – qui met en scène le dialogue de deux femmes, l’épouse légitime et la coépouse. […] En 1988, Assia Djebar commence Vaste est la prison, le troisième volet, mais les événements d’octobre (violentes manifestations de la jeunesse algérienne contre le pouvoir en place) en suspendent l’écriture : « J’ai alors pris la décision d’écrire Loin de Médine. »

 

Paroles Plurielles chez Assia Djebar, Hervé Sanson
Mémoire de Maîtrise Sous la Direction de Maurice Courtois 1995/96 
:
Assia Djebar, romancière algérienne de langue française, développe depuis L'amour, la fantasia (1985) une entreprise de renomination de son pays et de son propre Etre à travers une approche tripartite: fictionnelle, autobiographique, historique. Cette triple démarche nécessite une appréhension de divers discours à priori antagonistes: vécu/imaginaire, masculin/féminin, du colonisé/du colonisateur, individuel/collectif.

 

La multiplicité des paroles nous conduit naturellement à étudier la mise en scène de celles-ci, leur interaction et finalement la question de l'énonciation et de son évolution dans les trois récits
s'intégrant dans le futur quatuor. Ici s'affirme la nécessité de questionner l'épiderme de tels textes dressant une fresque de l'Algérie dans son passé, son présent et ouvrant déjà sur l'avenir.

 

Assia Djebar en tant que rare « écrivaine » reconnue en Algérie, et la seule ayant composé une oeuvre aussi aboutie et toujours en devenir, pouvait seule dresser ce constat des rapports intersexes et du jeu des paroles féminines et masculines au Maghreb, leur interaction refaçonnant
une refonte de l'Histoire telle qu'elle est perçue par les autochtones. A la pétrification de l'Histoire naturelle « récupérée » par l'Homme, répond la « reterritorialisation » féminine de celle-ci par l'Auteur.
[…]

 

La notion de mémoire convient mieux à la parole première que veut « rendre » Assia Djebar, celle d'une société analphabète en grande partie au moment de la colonisation et dont la culture, l'histoire se
transmettent par les femmes, garantes donc de la mémoire de la communauté, elles qui sont le plus touchées par l'analphabétisme. De plus, l'Histoire s'écrit: et ce sont donc les colonisateurs qui en
fixent la version, et les colonisés, quant à eux, gardent le souvenir de l'événement par la mémoire des femmes, mémoire donc orale. Ainsi, la parole des autochtones est véritablement une parole mémorielle et
Djebar cherche elle-même à rejoindre cette parole mémorielle et mémorialiste.