L’Amour, la fantasia La réception algérienne et maghrébine, extraits
« L’Amour, la fantasia fait partie des douze livres les plus importants sur l’Afrique écrit au 20ème siècle écrit par les Africains. » Abdelmadjid Kaouah, Révolution Africaine
« Ce roman est un livre sur l’amour… Le corps féminin a échappé au conquérant. Il est dit aujourd’hui dans une langue superbe par un grand écrivain. » Tahar Ben Jelloun, Le Monde, 1985
Mourad Bourboune, Jeune Afrique Magazine, 1985 : Le nouveau roman d’Assia Djebar : une œuvre éclatée… pour retrouver une subtile unité qui ne cesse de parcourir en filigrane tout le livre. […] Une première lecture ne saurait épuiser ce livre où une grande romancière arrache du plus profond d’elle-même sa douloureuse vérité, et la sanglante saga des siens.
Une première lecture ne saurait épuiser ce livre où une grande romancière arrache du plus profond d’elle-même sa douloureuse vérité, et la sanglante saga des siens.
Ghislain Ripault, « Il était une fois une fillette arabe… », Le matin, mardi 25 juin, 1985 : Il était une fois une fillette allant pour la première fois à l’école, main dans la main du père, instituteur enseignant le français. Cette phrase presque anodine, qui ressemble fort à l’amorce d’un conte, voit son sage ordonnancement vaciller lorsque le lecteur réintroduit le qualificatif un instant voilé, trois brèves syllabes derrière lesquelles toute une histoire va jaillir comme le sang d’une blessure, comme une équivoque et interminable défloration du sujet. Il était une fois une fillette arabe…
Romancière précoce, ayant publié quatre livres entre 1957 et 1967, elle vient seulement de faire paraître son cinquième roman, improvisé comme un destin, maîtrisé comme un labyrinthe. […] A l’évidence, Assia Djebar à nous épis de ses moissons d’écrivain, de cinéaste mais aussi d’historienne et avec L’amour, la fantasia, spéléographe s’avançant caméra-stylo au poing, elle déploie une geste superbe. Se reconstitue la nappe phréatique de la mémoire nomade que la botte coloniale commença par piétiner un certain jour de juin 1830.
Corps de fillette devenue femme dans la même tunique de Nessus, elle se sent expulsée du théâtre féminin où les trois autres langues fermentaient ses lignées d’aïeules : l’arabe, pour l’intercession divine, le berbère, pour la matrice commune, et le corps, qu’il soit transe, danse, ou vocifération. Le français sera la langue du secret, de l’épreuve, du fil de lame, de la transgression, - et de la sortie au grand jour à la rencontre des ténèbres encroûtées de cavalcades sanglantes. Alors, la plus banale de phrase voulant restituer une scène enfantine exile l’innocence, bruisse de convulsions. Le moindre fragment d’écriture oscille, se détraque en ricochant sur le tambour des strates généalogiques de l’effroi. Alors on ne peut jamais se vouer impunément, même malgré soi, « à l’exercice autobiographique dans la langue de l’adversaire. »
L’incision dépouille plus que la peau, l’autopsie à vif renvoie à la mise à sac qui dura plus d’un siècle. Double tranchant, ombre et proie collées, le dévoilement d’une langue par l’autre tisse d’autres limbes. La petite fille devenue romancière tente de résoudre la quadrature des femmes d’Algérie dans leur appartenance, main dans la main, à travers les ossuaires. La traînée de poudre de l’écriture mêle dans son creuset d’étincelles le destin ténu d’une femme dans l’assemblée contradictoire mais têtu d’un peuple. L’amour, la fantasia sculptent ensemble les vivants à même les morts.
Remettant en circulations les commencements pour exorciser leurs bruits et leurs fureurs, elles les entrelace aux témoignages des paysannes, sœurs, épouses, veuves de la guerre de libération. Histoire d’une conquête, conquête d’une histoire, le récit épique, tragique et intime, devient cette vaste psalmodie d’un blues quadriphonique qui fait de sa musicienne et de son interprète la grande vocalise du roman maghrébin, lui donnant une de ses plus belles œuvres. Une de ses œuvres majeures.
« A la recherche de l’aïeule » Ghania Mouffak, Algérie-Actualité, 21-27 Novembre 1985 : Nous sommes en 1830 : la France pénètre en Algérie. […] Procession de conquérant. Rituel du choc de la rencontre. Les uns après les autres : ils regardent. Mais qu’est-ce qu’ils regardent ces étrangers, ces nobles, ces roturiers, ces Saint-simoniens, ces royalistes, ces militaires, ces médecins, ces peintres ? « Ils regardent la ville qui regarde… La ville imprenable leur fait front de ses multiples yeux invisibles. »
Dans ces regards rendus, mais aveugles, la fascination s’installe. Elle ouvre les portes de l’ambiguïté, « dans l’aveuglement du coup de foudre. » Coup de foudre ? Peut-être. Rencontre ? Jamais ! Exclue par l’inégalité entre les assaillant et les assiégés qui se renvoient des images figées.
Ainsi celui qui donne la mort, apporte le souvenir, l’éternité. « Pélissier le barbare, lui le chef guerrier tant décrié me devient premier écrivain de la première guerre d’Algérie ». Qu’importe alors les cris, les enfumades de tribus entières, la mort « elle-même sublimée en éteinte figée ». Le passé n’importe que par le présent qu’il incarne. […]
Et Fromentin en 1853 après le siège de Laghouat se promène dans les décombres et « ramasse dans la poussière une main coupée d’Algérienne anonyme… Plus tard, je me saisis de cette main… et je tente de lui faire porter le ‘qalam’ » Cette main mutilée saisie des mains de Fromentin, cette main de femme arabe est portée comme un flambeau, comme une filiation revendiquée, obligée. Suivre Fromentin et ses pairs à la lettre pour aller à la rencontre de ses ancêtres, c’est inévitablement être orienté par les bruits des khalkhals, des voiles qui frissonnent… C’est rencontrer l’aïeule.
Alors sororité de femmes à travers l’histoire ? Ou fascination pour cette aïeule qui fascine l’autre, l’étranger de France ?
[…]
Ce n’est pas le maure qui provoque le fantasme, mais sur la trace des voyeurs écrivains, « la mauresque ».
Le délire du verbe du conquérant reflet de l’obsession de la femme arabe. Parce que celle-ci est impénétrable. Elle incarne les derniers remparts de l’impossible soumission.
Non pas à cause des murs du harem, mais « parce que le dernier des hommes de la société dominante s’imaginait maître face à nous ». Ne se voulant que « maître » et jamais « esclave » : ils ne seront jamais reconnus séducteurs. Quand à la fille du clan, sortie du harem pour être mise à l’école. En situation d’élève elle est obligée de reconnaître les maîtres de la langue. Par cet acte pacifique, apprivoiser les esprits. Ainsi dépossédée, pénétrée la femme écrivain ne peut retrouver la mémoire que sur les traces de l’aïeule symbole de « L’Algérie – femme impossible à apprivoiser ».
Participant quand même de cette mémoire, par l’appartenance au clan celle qui se dévoile résistera dans l’Amour. Ici la langue se paralyse : « la langue française pourrait tout m’offrir… mais pas le moindre de ses mots d’amour »
Parce que l’amour se doit d’être secret, silence. […] Assia Djebar, une écriture des profondeurs. Une remontée du fleuve de la dépossession. Une mise à nu publique mais courageuse. Parce que « l’écriture est dévoilement en public devant des voyeurs qui ricanent.
Revue L’amour, la fantasia, Mouny Berrah, Parcours Maghrébin Janvier 1986 : Pour la première fois une fillette arabe va à l’école main … L’écrit, le père, leur loi inscrivent leur fiction dans la double perspective du sens pluriel et de sa lettre. Double perspective… le regard de l’autre.
Assia Djebar vu par Amina Said et Ghislain Ripault, « Assia Djebar : Présence du Passé, Esquisses de l’Horizon » : Elle apparaît dans les douze minutes du court métrage T.V. que le réalisateur algérien Farouk Beloula… lui a consacré à la parution de L’Amour, la fantasia, telle est: présence forte, silhouette juvénile, lente et vive, regard aigu sous les boucles brunes, Assia Djebar est à la fois douce et distante, chaleureuse et incisive. Elle dit « je », elle dit « nous », elle bouge, elle parle, elle déploie l’espace du dedans cherchant la sortie du bout de la nuit, dans le labyrinthe du monde. Et c’est dans l’œil du cyclone que la maturité n’étouffe pas l’enfance.
Cf. Le film de Farouk Beloula
Révolution Africaine, Abdelmadjid KAOUAH, n° 1349, 12 Janvier 1990
« Je dirais aussi si l’on me permet : L’amour, la fantasia de Assia Djebar hantera longtemps encore ma mémoire comme le roman (est-ce le terme juste ?) le plus abouti de la décennie. »
Assia Djebar… par Tahar Djaout, Algérie-Actualité, 29 mars- 4 avril 1990 : Assia Djebar est, jusqu’à ce jour, la plus importante femme-écrivain du Maghreb. C’est aussi une romancière prodige : à trente ans, l’âge où d’autres débutent sur la pointe des pieds, elle avait déjà publié quatre romans. Puis un blanc dans son itinéraire de créatrice, 1967-1980 : treize années de silence littéraire séparent Les alouettes naïves de Femmes d’Alger dans leur appartement. Durant ce laps de temps, mûrissait une écriture mieux trempée, mieux forgée. Durant ces treize années, « derrière la torpeur du hameau se préparait, insoupçonné, un étrange combat de femme » (L’amour, la fantasia). Lorsqu’elle émergera de son silence, la romancière aura amorcé un virage, rehaussé les tons de sa palette. Elle donner, avec L’amour, la fantasia, un livre magistral, sans doute le plus accompli de ses romans, le plus touffu et le plus sensuel en ses envolées, aussi bien qu’en ses chuchotements. « Ecrire m’a ramenée aux cris des femmes sourdement révoltées de mon enfance, à ma seule origine. Ecrire ne tue pas la voix, mais la réveille surtout pour susciter tant de sœurs disparues. »
Abdelmadjid Kaouah « A chacun sa liberté, A chacun sa vérité » Révolution Africaine n° 1349 du 12 janvier 1990 : Je dirais aussi si l’on me permet : L’amour, la fantasia de Assia Djebar hantera longtemps encore ma mémoire comme le roman (est-ce le terme juste ?) le plus abouti de la décennie. Sans parler de cette efflorescence littéraire ambiguë due à la dite ‘deuxième génération’ de l’émigration algérienne. Nous les lirons sans œillères lorsque bien des malentendus se seront dissipés.
El Moudjahid, Lynda Greba, Juin 1992 : Lire le texte djebarien, c’est entrer dans une sorte de braise romanesque où le texte devient une mosaïque de pensées qui décrit les jardins clos des femmes muettes, voilée. … L’amour, la fantasia, le roman où l’historiographie se même avec une parfaite maîtrise de l’écriture à la fiction romanesque, où l’on est sans cesse tiraillé entre les tisons ardents de la réflexion historique et du regard à la fois critique et poétique…
« Ecriture autobiographique dans l’œuvre d’Assia Djebar : L’Amour, la fantasia », Hafid Gafaïti, Oran, 2003 : « Je » est un Autre L’axe de la quête mise en œuvre dans L’amour, la fantasia est celui d’une série de confrontations – femme-homme, tradition-modernité, identité-différence – fondant le projet autobiographique. A l’évidence, cette quête part d’une remontée de la mémoire et d’un questionnement du passé. Le cheminement de l’interrogation s’ouvre sur la nécessité de rétablir la filiation avec les ancêtres. La recherche autobiographique ne sera pas celle du passé personnel centré sur l’enfance et la vie familiale, mais celle d’un itinéraire individuel ancré dans la réalité communautaire. Le « je » se compare aux autres femmes de la tribu et cette comparaison prendra des formes diverses, soit dans le sens de l’identité avec les autres femmes de la communauté, soit dans le sens de la différence et parfois de l’opposition vis-à-vis des aïeules : « Frêles fantômes, elles s’inclinaient à plusieurs reprises, de haut en bas, en cadence… Ma mère fait quelquefois partie du groupe des dévotes qui se prosternent, effleurent de leurs lèvres le carrelage froid. Nous, les fillettes, nous fuyons sous les néfliers. Oublier le soliloque de l’aïeule, les chuchotements de ferveur des autres. » Deux modes de vie, deux visions et deux types d’aspirations se côtoient et s’affrontent. A partir de cette modalité, la démarche consiste en une introspection et un voyage dans le souvenir enchevêtré à la tentative de compréhension de la condition des autres, des femmes en particulier. Le texte porte entier en lui le détour par l’Autre pour arriver à soi.
[…]
Sur un deuxième plan, l’écriture se révèle espace de la violence qui accompagne la violence de l’Histoire. Elle est instrument d’usurpation et de possession de l’autre, colonisation des signes qui accompagne et suit la conquête et l’invasion […]
Du « Je » au « Il » (« Elle ») Le champ de savoir dans lequel s’inscrit l’œuvre d’Assia Djebar, le travail intertextuel et les stratégies narratives qui l’articulent réalisent le passage du « je » au « il » au sens où Maurice Blanchot a exploré ce processus. A partir de la plus profonde et de la plus intime subjectivité, elle se transforme en cette « impersonnalité » chère à T.S. Eliot par exemple et, détournant le projet autobiographique, elle se déploie comme création esthétique où l’écriture est première.
La destitution du « je » par le « il » a pour conséquence le décentrement du texte. En effet, l’affectivité originelle se trouve équilibrée par une esthétique de la distanciation où s’affirment les voix des autres ; le cri se trouve amorti par le silence d’une instance neutre qui instaure la réciprocité entre le texte et le lecteur. Détournée par la réserve et l’aphonie du « il », l’autorité du « je » s’estompe. Dans ce processus, partant du singulier, le projet autobiographique s’élargit et fond dans l’universel. »
“La Vestale et la guerillère, à propos de L’amour, la fantasia” Abdelkebir Khatibi in Nomade entre les murs: pour une poétique transfrontalière, ed. Mireille Calle-Gruber, 2005.Pour se rappeler à soi un récit qu’on avait lu dès sa parution, en 1985, il ne suffit pas de le relire, d’essayer d’en reproduire la ligne de force sensible ; il faut pouvoir s’éloigner des ruses de la mémoire et parier sur de nouvelles surprises, relancées par une relecture différée. Je dois, au début, vous faire une confidence. Mais dès qu’elle est proférée, une confidence est perdue. Elle devient caduque. Assia m’avait envoyé son livre, un exemplaire dédicacé. Je lui répondis par une lettre de remerciements, accompagnée d’une première analyse dont je trouve la trace dans mes notes marginales. J’ai tout oublié. Pourtant, je ne sais pour quel motif, je me livre aujourd’hui à cet exercice périlleux de revenance. […] D’abord la Vestale. A se regarder dans le miroir du texte, elle s’aperçoit que le statut de son corps s’occidentalise grâce à la parure de l’entrevoilement et de l’art spectaculaire de l’image dédoublée. Comment le corps d’une femme en islam s’européanise, hors du harem. Seule devant sa liberté et sa solitude essentielle. Livrée à sa quête, à ses désirs, à sa fureur, au labeur du jour, au souci. Au silence qui la guette au creux de chaque mot – dans la langue de l’autre. Oui, jaillir de la pénombre enchevêtrée du corps. Le révéler, le révéler à soi. Peut-être dans le chant, la musique : écrire enfin ce qui advient à travers l’intelligence sensuelle du corps et de son sensorium vibratile. Regarder à distance, écouter en filtrant les voix ensevelies, fixer le champ et le contre-champ du passé meurtri. Telle est, en effet, la tâche de l’historienne qui témoigne. Hors du système patriarcal d’introversion, hors de la demeure gardée, du patio pointé sur le ciel où les étoiles jouent encore avec l’ombre portée de l’Ange, qui dicte la loi suprême du monothéisme et de la mort mystique. Celle de l’Ancêtre. Vertige d’amour de la Vestale libérée de la terreur d’être. Elle va à son destin. Approche balbutiante de ce qu’on a appelé, il y a très longtemps, « l’amour », « l’amitié », la « camaraderie » de combat séducteur avec « le frère-amant », pétri dans la glaise adamique, n’est-ce pas ! ce « frère-amant » a une figure qui renvoie à l’identique, un masque qui ressemble au voile de la femme pudique, et qui ne dissimule pas le désir de conquête, de fantasia, du cri nocturne, dans le règne déréglé et réglé dans la violence d’un patriarcat brisé et de ses héritiers si vivants aujourd’hui. Un patriarcat d’où émerge la Guérillère. Elle s’appelle Chérifa. Retenez ce mot : il dit la noblesse, la dignité, la foi courageuse, la sainteté bénie du corps et de l’âme, celle qui veille sur les morts qui guérissent les vivants et les vivantes. Ni tout à fait Antigone ni une suppliante vouée au culte de la résignation et de la soumission. Elle reste roide vivante, pendant la Guerre d’Algérie et elle raconte la version d’un désastre. D’un courage rare – jusqu’au bout de la délivrance, d’après le témoignage à distance de l’historienne. Jusqu’au bout du récit de la guerre que la scribe transcrit ; tantôt en rêveuse dé-cloîtrée, vestale d’écriture voluptueuse ; tantôt, elle reproduit la voix de la guérillère – conteuse, en une archive mémorial, celle de Chérifa et de ses semblables.”
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